Média local avec zéro milliardaire dedans

La seconde vie du jeu vidéo à Bordeaux

Si le secteur du jeu vidéo connait une croissance exceptionnelle, se tailler une part du gâteau reste un défi. Après la faillite de Kalisto, 25 studios indépendants survivent à Bordeaux grâce à quelques succès commerciaux – Fuel, d’Asobo –, et des modèles économiques innovants – jeux en téléchargement payant chez Shiro Games, free-to-play de la coopérative Motion Twin…

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La seconde vie du jeu vidéo à Bordeaux

Asobo Studio est la vitrine du jeu vidéo bordelais (Photo Asobo Studio)
Asobo Studio est la vitrine du jeu vidéo bordelais (Photo Asobo Studio)

Souvent déconsidéré, parfois moqué, le jeu vidéo connait une croissance mondiale à faire pâlir n’importe quelle industrie. Le Syndicat National du Jeu Vidéo (SNJV) l’estime à 280% depuis 2004. En France, le nombre de joueur a été multiplié par trois en dix ans.

Bordeaux n’échappe pas à la vague. Avec plus de 25 entreprises et près de 250 emplois dans la création, la ville est même l’une des plus fournies en studios de développement derrière Paris, Montpellier, Lille et Lyon.

L’histoire débute dans les années 1990. Le jeu vidéo est encore un secteur de niche, presque absent de l’hexagone. Nicolas Gaume fonde Kalisto à Bordeaux. En 1997, il publie Dark Earth, un jeu d’action dans un univers post-apocalyptique et Nightmare Creatures, à mi chemin entre horreur et baston. Le succès est fulgurant.

Game over pour Kalisto

En quelques années le studio est coté en bourse, compte plus de 300 salariés et rachète d’autres structures partout dans le monde.

Une croissance trop rapide et des dettes exorbitantes mettent un terme à l’aventure en 2002. L’entreprise coule, ses employés restent.

En 2002, douze anciens de Kalisto rachètent et achèvent le projet sur lequel ils travaillaient pour fonder Asobo, installé à la Cité Mondiale, aux Chartrons. Avec un chiffre d’affaire de 40 millions d’euros et une centaine d’employés, le studio est aujourd’hui la vitrine du jeu vidéo à Bordeaux.

« Nous évitons de répéter les erreurs du passé. La totalité des bénéfices sont réinvestis en recherche et développement ou en embauches. Le but n’est pas de verser des dividendes mais de préserver les emplois et d’augmenter progressivement leur nombre. Tout en veillant à garder une dimension humaine », explique Aurélie Belzanne, responsable de la communication du studio.

Fuel, l’accélérateur

Asobo développe des jeux pour le compte d’éditeurs qui assurent leur commercialisation. Son succès s’appuie sur des partenariats tissés au fil du temps avec Microsoft et Ubisoft. Pour ce dernier, il développe actuellement la version Xbox 360 du jeu de course The Crew ainsi que Monopoly Plus, une version interactive du célèbre jeu de société.

L’entreprise a aussi réalisé les adaptations en jeu vidéo de plusieurs films des studios Pixar comme Là-haut, Wall-E ou Ratatouille.

Le studio a connu un tournant en 2009 avec la sortie de Fuel. Un jeu de course dans un environnement ouvert développé en interne, sans commande d’un éditeur. Grâce à une génération procédurale, l’aire de jeu atteint les 14 400km². Un record mondial encore aujourd’hui :

« Le moteur graphique de Fuel a entièrement été créé par notre équipe. Fuel était le moyen de démontrer notre savoir-faire en terme de programmation. C’est la réputation acquise avec ce jeu qui nous permet aujourd’hui de réaliser des programmes de recherche et développement de très haute technologie pour le compte de Microsoft. »

Si Asobo fait figure d’exemple, une myriade de petits studios gravitent autour du mastodonte dans la galaxie bordelaise du jeu vidéo.

En voie de dématérialisation

L’immense majorité des entreprises du secteur reste fragile. Selon le SNJV, plus de la moitié d’entre elles ont moins de cinq ans. Elles naviguent bien souvent à vue avec une visibilité financière n’excédant pas les six mois.

La dématérialisation croissante permet de se passer des éditeurs. Il n’est désormais plus nécessaire de passer par une machine commerciale à même de distribuer des versions physiques des jeux.

Sébastien Vidal (Photo YB/Rue89Bordeaux)

Le téléchargement légal a permis la multiplication des petits studios.

Ils compensent leur précarité par davantage de liberté. Leurs productions sont souvent plus audacieuses. Ils sont le versant artisanal d’une production aujourd’hui largement industrialisée.

Fondé il y a deux ans par Sébastien Vidal et Nicolas Cannasse, Shiro games, installé rue Esprit des Lois, a par exemple écoulé 400 000 exemplaires d’Evoland.

Pas de boite, pas de CD : la quasi-totalité des copies ont été vendu sur Steam, une plate-forme de téléchargement spécialisée. Le jeu d’aventure, bourré d’humour, est une mise en abîme de l’histoire du jeu vidéo… dans un jeu vidéo :

« Le vécu et l’expérience sont primordiaux pour développer un jeu. Le cinéma, la littérature ou l’Histoire, chaque connaissance peut aboutir à un concept de jeu. Quelques dessins personnels suffisent parfois à débuter une histoire », explique Sébastien Vidal, le directeur général.

Échouer rapidement

Et les histoires, le studio doit les multiplier. Un succès permet de passer au projet suivant. Pas d’aller beaucoup plus loin :

« Le développement, surtout en indépendant, est un éternel recommencement. À chaque projet il faut repartir de zéro, pousser les concepts plus loin, toujours surprendre. Quand nous finissons un jeu le suivant est déjà entamé et celui d’après mûrit dans nos esprits. »

Cette logique, le studio Motion Twin, situé dans l’immeuble de la Bourse Maritime, l’a poussé à l’extrême avec son concept de fail faster ou échec rapide.

L’idée : multiplier les projets et les rendre accessibles aux joueurs le plus rapidement possible. Les 12 employés du studios travaillent en permanence sur quatre projets différents de façon à ne pas être plombés par l’échec de l’un ou l’autre.

Free-to-play

Motion Twin s’est spécialisé dans les jeux multijoueurs disponibles sur navigateur internet et gratuits selon le modèle du free-to-play.

Les joueurs peuvent accéder librement au jeu et, s’ils le souhaitent, effectuer des micro-paiements pour bénéficier d’améliorations. Ces bonus sont essentiellement cosmétiques afin de ne pas créer un déséquilibre entre les joueurs payants et les joueurs gratuits.

Environ 10% des joueurs finissent par mettre la main à la poche.

« Ce modèle permet de ne pas courir en permanence derrière des clients potentiels. Les gens peuvent se faire un avis directement en testant le jeu. La qualité du jeu est son meilleur argument de vente. Pas besoin de campagne marketing. C’est à nous de convaincre qu’il est suffisamment fun pour investir dedans », explique Sébastien Bénard, l’un des associés fondateurs du studio.

Le studio a connu plusieurs succès sur ce modèle dont La Brute, un jeu de combat en ligne et Horde, un jeu de survie face à des zombies. Sa plate-forme sociale, regroupant l’ensemble de ses jeux, revendique aujourd’hui 33 millions d’inscrits.

Pour assurer sa pérennité, Motion Twin est devenu une Société Coopérative de Production (SCOP). Ce modèle établit une stricte égalité entre tous les salariés dans la propriété des parts de l’entreprise.

L’absence de hiérarchie favorise l’implication de chacun. Les douze associés ont aussi imaginé leur propre philosophie de rémunération : le « smic Motion Twin ».

« Nous décidons collégialement du montant de notre salaire. Il est calculé de manière à bénéficier du minimum vital tout en assurant la pérennité du studio. Nous sommes tous des passionné de jeu vidéo. La priorité est de pouvoir continuer à en développer. »

La quasi-gratuité fait le succès des jeux Motion Twin (Photo YB/Rue89Bordeaux)

Les débuts difficiles

Les méthodes de commercialisation atypiques ne suffisent pas toujours à assurer la survie d’une équipe de développement. La jeune équipe de Tricksterface en a fait les frais.

Lionnel et François Geissler et Romain Jarrier lancent leur petit studio en juin 2013. Ils entament le développement de Long night. Un jeu d’horreur à l’ambiance et au scénario travaillés.

« En montant notre studio nous voulions faire les jeux dont nous avions envie. C’était un défi personnel, créer un jeu de A à Z. Être un acteur du milieu à part entière », explique Romain Jarrier.

Romain Jarrier (Photo YB/Rue89Bordeaux)

Les trois amis ont financé leur projet sur Kickstarter, une plate-forme de financement participatif. Leur campagne leur a rapporté 12 000 dollars (environ 9 500 euros).

Pour s’assurer d’arriver au terme du projet, ils optent pour une diffusion épisodique de leur titre. Long Night sera découpé en trois épisodes vendus chacun à petit prix. Les ventes de chaque épisode devaient permettre de financer le suivant.

Trickster Face en sommeil

Le premier épisode de Long Night est sorti début juillet sur la plate-forme en ligne la plus fréquentée : Steam.

« Steam nous a offert une visibilité inédite, sans budget marketing, le nom de notre jeu a été vu par des millions de personnes sur le magasin en ligne. L’inconvénient c’est qu’il existe des centaines de jeux sur cette plate-forme et les sorties quotidiennes se comptent par dizaines. Nous avons été noyé dans la masse », regrette Romain Jarrier.

Environ 2 000 copies du jeu ont trouvé preneur. Les bénéfices couvrent tout juste les frais courants de Trickster Face. Il manque environ 8 000 ventes pour que le petit studio puisse entamer la production du deuxième épisode.

Romain Jarrier espère voir les ventes décoller un peu à l’approche de Noël mais, pour l’instant, Trickster Face est en sommeil.

Long Night bénéficie pourtant de retours positifs dans la presse spécialisée et de la part des joueurs. Mais, dans un climat ultra-concurrentiel, faire un jeu de qualité n’assure pas son succès.


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