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Mamère : « Le projet de Zemmour est dangereux »

Noël Mamère est l’auteur (avec Patrick Farbiaz, attaché parlementaire) de « Contre Zemmour. Une réponse au « Suicide français » » (éditions les Petit Matins). Le député-maire écologiste de Bègles y décortique les obsessions et les mensonges de l’essayiste, selon lui un passeur entre la droite et l’extrême-droite. Et il s’interroge sur les difficultés de la gauche à lui riposter, et à produire un « grand récit » alternatif.

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Mamère : « Le projet de Zemmour est dangereux »

Noël Mamère à Darwin, pendant la campagne des européennes (WS/Rue89 Bordeaux)
Noël Mamère à Darwin, pendant la campagne des européennes (WS/Rue89 Bordeaux)

Rue89 Bordeaux : Pourquoi avoir écrit cette réponse à Eric Zemmour, au risque de faire davantage de publicité encore au « Suicide français » ?

Noël Mamère : La raison est très simple : c’est le succès rencontré par l’essai d’Eric Zemmour auprès du public (plus de 120 000 exemplaires vendus, NDLR). Un tel retentissement a une signification politique : la France s’est droitisée et les ventes du « Suicide français » n’en sont que le symptôme. Cela se vérifie dans les enquêtes : le Credoc montrait récemment que pour une majorité de Français, si on est au chômage c’est parce qu’on ne cherche pas vraiment du boulot, et si on est pauvre c’est parce qu’on l’a bien cherché.  Et selon un sondage de la Sofres pour la fédération des PEEP, certaines inégalités, comme celles dont sont victimes les immigrés et leurs enfants, sont plutôt bien acceptées…

Or ce qu’incarne Zemmour, réponse identitaire aux angoisses légitimes, ne trouve pas de réponse à gauche. Le succès du « Suicide français » n’est rien d’autre que le miroir des impuissances de la gauche et des écologistes. On ne peut pas s’en contenter, il faut démonter ces idées et démontrer que le projet qu’il propose est dangereux, fondé sur la peur et sur une véritable révision de l’histoire. Si on ne fait rien, le terrain sera toujours occupé par les mêmes. Il faut riposter, en faisant appel à l’intelligence des gens.

Vous parlez de révisions de l’Histoire. Lesquelles ?

Ce livre est bourré de paradoxes et de contradictions. Zemmour fait peser sur Mai 68 tout le malheur de la France et exalte le général De Gaulle, l’homme providentiel.  Mais il ne voit pas que c’est ce dernier, par exemple, qui a contribué à l’émancipation de l’ennemi juré de Zemmour, la femme, en lui accordant le droit de vote ou la loi Neuwirth sur les contraceptifs, en 1967.

Il ne comprend pas que c’est l’industrialisation de la France sous De Gaulle, et notamment celle de l’agriculture, qui a mis à bas la société française traditionnelle telle que la fantasme Zemmour. De Gaulle, c’est aussi l’homme de la décolonisation, quand l’essayiste et certains députés veulent défendre les aspects positifs de l’empire colonial…

Il fait aussi de la révision historique quand il explique que le régime de Vichy a sauvé des milliers de juifs ou qu’il n’y a pas eu d’homosexuels déportés à cause de leur orientation sexuelle. Ce sont des mensonges qui ont été démontés par Serge Klarsfeld ou Robert Paxton, éminents spécialistes de la collaboration.

Affiche pour la conférence de Zemmour à Béziers (Renaud Camus/flickr/CC)

Vous écrivez qu’Eric Zemmour est « plus que l’idiot utile de Marine Le Pen, il lui fournit un grand récit collectif ». Y-a-t-il selon vous une stratégie politique derrière ce livre ?

Pour nous, c’est une sorte de porte-étendard et surtout une passerelle très importante entre la droite extrême et l’extrême-droite, il n’y a qu’à voir le véritable meeting tenu par Zemmour à Béziers. Ce livre leur permet de construire un récit qui ne s’est pas forgé aujourd’hui ; les penseurs de la droite la plus dure ont commencé ce travail dès 1969 avec le Grece (groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne) ou le Club de l’Horloge. Et ils ont irrigué la droite républicaine jusqu’aux années 90, notamment via le Club 89, la boîte à idée du RPR animée par Alain Juppé, qui défendait par exemple la déchéance de nationalité et des positions très fermes sur l’immigration. Juppé a depuis évolué sur ces questions, ce n’est pas moi qui vais lui en faire le reproche.

« Les intellectuels de gauche dans leur quant-à-soi »

Zemmour est un vrai maurrassien, il fonctionne sur la peur de tout ce qui est différent : l’arabe, le bobo, l’homosexuel, la femme… Il accuse ces deux dernières catégories d’avoir féminisé la France, d’avoir arraché leur virilité aux hommes. Il est intéressant au passage de constater que cet islamophobe rejoint paradoxalement un défenseur de l’islam conservateur, le président turc Erdogan, selon lequel les femmes doivent rester au foyer.

Et Zemmour est un libéral, mais qui estime que la société a détruit l’Etat. Il commet d’ailleurs beaucoup d’erreurs en disant cela : nous démontrons au contraire la responsabilité de l’Etat jacobin et hyper centralisé depuis Napoléon (une autre idole de Zemmour), dans la disparition des sociétés traditionnelles, passée notamment par l’éradication des langues régionales au XIXe, ou de la petite paysannerie au XXe via l’action du Crédit agricole.

Vous êtes aussi sévère dans le livre contre la gauche et Manuel Valls, désarmés contre ces discours…

On ne va pas charger le seul Valls. Il est l’expression d’une dérive de la gauche vers le libéralisme autoritaire, mais il n’en est que l’expression. La gauche n’a pas été capable de défendre ses valeurs et s’est laissée entrainer sur terrain de la droite. Elle est victime d’une forme d’impensé politique qui laisse le champ libre à l’extrême-droite. On peut aussi reprocher aux intellectuels de gauche de rester dans leur quant-à-soi. Il n’y a plus de Bourdieu, de Derrida, de Guattari… A nous d’inventer un « grand récit » autour des notions de cosmopolitisme, de biens communs.

Dans « La gauche et le peuple », écrit avec l’historien Jacques Julliard, le philosophe Jean-Claude Michéa accuse également les écologistes, et vous êtes nommément cité, de se préoccuper davantage des sans-papiers ou du mariage gay que de décroissance et autres questions économiques et sociales. Ce qui contribuerait à éloigner de vous les Français. Que lui répondez-vous ?

Depuis André Gorz, Ivan Illich ou Jacques Ellul, les écologistes se sont toujours préoccupés de ces questions sociétales. Je me sens à ma place quand j’arrache des pieds d’OGM avec José Bové et quand, me battant ainsi contre l’accaparement du vivant par une multinationale, je suis condamné pour cet acte de désobéissance civile à 110 000 euros de dommages et intérêt et 3 mois de prison avec sursis. Et je me sens à ma place quand je marie deux mecs à la mairie de Bègles, ce dont mes électeurs ne m’ont pas tenu rigueur puisque j’ai été réélu ensuite au premier tour.

On accuse la gauche de se détourner de l’essentiel en mettant l’accent sur des réformes sociétales. Et on peut effectivement lui faire le reproche, car si ces réformes sont aussi essentielles que les mesures économiques et sociales, celles-ci sont aujourd’hui maltraitées.

Vous écrivez que « la gauche a refusé de s’attaquer au pouvoir des médias, elle en paye aujourd’hui le prix fort » avec Zemmour, qui a pignon sur rue. Qu’aurait il fallu faire ?

Eric Zemmour se présente comme l’homme de l’antisystème, alors qu’il est un pur produit de ce système médiatico-politique, qui s’en nourrit dans une immense hypocrisie. Depuis longtemps je dis que les réformes sur l’audiovisuel ne sont jamais allées jusqu’au bout. Une grande partie de la presse écrite appartient à des marchands d’armes, Lagardère et Dasssault, et des chaînes de télé privées sont détenues par des grandes entreprises  – Bouygues (TF1) Vincent Bolloré (Vivendi-Canal Plus) – ce qui les place forcément dans des situations de conflits d’intérêt. Aux États-Unis, des lois anti-trust existent contre ces abus de position dominante, on n’est jamais allé jusque-là.


#marine le pen

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