La tête des agents de sécurité quand ils ont vu entrer à l’Hôtel de Ville les six jeunes au look de teufeurs, arborant piercings et coiffures punk… « Oui, oui, ils sont avec nous », répondent poliment les responsables du CEID (comité d’étude et d’information sur la drogue et les addictions), organisateurs d’une journée d’étude sur un dispositif d’aide aux jeunes errants : le Tapaj (travail alternatif payé à la journée).
Importé du Québec par cet organisme bordelais, Tapaj a bénéficié en deux ans à 31 personnes âgées de 18 à 25 ans (ces dernières n’ont droit au RSA que si elles ont des enfants à charge ou travaillé deux ans au cours des trois dernières années). Soit une proportion significative des 150 jeunes recensés dans la rue à Bordeaux.
Les Tapaj vont désormais être testés dans 11 nouvelles villes (dont Paris, Marseille, Toulouse, Strasbourg…), avec l’appui de la Mildeca (mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives). Pour lancer ce déploiement national, le 27 janvier dernier, des représentants venus de toute la France sont présents à Bordeaux. A l’Athénée municipal et, donc, au Palais Rohan, ils côtoient quelques jeunes Bordelais ayant bénéficié de Tapaj.
Stigmatisés comme « punks à chiens »
Certains préfèrent éviter les médias, qui ont par le passé déformé leurs propos, voire qui les ont « stigmatisés » comme « punks à chiens » défoncés de bon matin, expliquent-ils.
Seul Ludovic, 25 ans, veut bien raconter à Rue89 Bordeaux comment le Tapaj l’a aidé. Dans le cadre de ces contrats, il a enlevé les mauvaises herbes sur les trottoirs de Bordeaux, ou fait de l’élagage avec le service espaces verts de la Ville, puis rangé les caddies à Auchan Mériadeck. A 10 euros net de l’heure, il gagne 40 ou 50 euros dans la journée, payés le soir même.
« On n’a rien sans rien, estime Ludovic. Il faut bien bosser pour manger, nourrir le chien, acheter un peu d’alcool. Galérer tout le temps, ça fait chier. Quand on est dans la rue, ou pas bien dans sa tête, on consomme de l’alcool ou des drogues, c’est une échappatoire… J’ai demandé au CEID, où j’allais pour des soins ou du dépistage, s’il n’y avait pas moyen de bosser un peu. J’ai un CAP/BEP de coffreur-bancheur, mais dans toutes les boîtes d’intérim de la ville, on m’a répondu que sans expérience on ne pouvait pas me prendre. »
Sur la route depuis quelques années, Ludovic, originaire de Charente-Maritime, a raté un bon wagon, et joué de malchance : il a refusé un contrat sur le chantier de la LGV Tours-Bordeaux pour pouvoir honorer jusqu’au bout un engagement pendant les vendanges. Puis ce traveller, qui vivait dans un camion, a perdu son permis pour alcoolémie – « Je dormais quand j’ai été contrôlé, mais j’avais mes clés sur le volant ».
Alternative à la manche
Aujourd’hui, le jeune homme attend d’avoir son RSA, dont il vient de faire la demande, hébergé avec sa copine chez le père de celle-ci, « après s’être fait virer d’un squat juste avant l’hiver » – une maison vide qu’il occupait du côté de Talence. Il aimerait bien décrocher d’autres contrats Tapaj, et mettre un peu de sous de côté pour repasser son permis ou s’acheter un camion.
« Ces jeunes en grande précarité, aux trajectoires hétérogènes (certains sont en totale rupture familiale, d’autres ont encore quelques soutiens) ont différentes motivations pour recourir au Tapaj, estime Emmanuel Langlois, sociologue à l’Université de Bordeaux, chargé d’une première évaluation du dispositif local.
C’est d’abord un moyen de gagner de l’argent, une alternative à la manche tout à fait appréciée quand on sait que la plupart des moins de 25 ans n’ont pas droit au RSA et que le Fonds d’aide aux jeunes (FAJ) est d’un montant moyen de 189 euros par mois.
Mais c’est aussi considéré comme un tremplin dans leurs recherches de travail, avec l’idée d’intégrer des emplois de droit commun, ou une façon de se vider la tête, de patienter dans l’attente d’un projet ou d’un jugement. Globalement, ils expriment une forte satisfaction, ont le sentiment d’être utiles et reconnus : pour eux, c’est un vrai travail, pas un de ces stages bidon qui leur sont parfois proposés, tout en étant souple dans les rythmes proposés. »
Sortie positive du Tapaj
14 des 31 tapajeurs bordelais ont d’ailleurs eu une sortie positive du dispositif, en trouvant un emploi derrière. Résultat, la demande est forte, et malgré 4000 heures proposées en 2014, contre 1500 en 2013, le CEID fait face à une liste d’attente de jeunes en attente de contrats.
« Tapaj permet de créer des ponts entre le médico-social, l’insertion professionnelle et les entreprises, poursuit Emmanuel Langlois, chercheur au Centre Emile Durkheim, de l’Université de Bordeaux. C’est un OVNI dans le paysage social français, dont le problème N°1 est que tout est rangé dans des cases. Ces logiques mixtes sont assez rares. »
Tapaj France peut s’appuyer sur un réseau de partenaires nationaux – outre Auchan, la SNCF, ERDF, les fondations d’Orange et de Vinci – qui à Bordeaux emploie quelques Tapajeurs sur le chantier du grand stade.
« Envie d’être libres »
Mais l’objectif n’est pas de faire rentrer dans le rang des jeunes qui sont pour beaucoup en marge de la société par choix, comme l’explique Tristana Pimor, sociologue qui a suivi pendant près de deux ans une trentaine de Bordelais pour sa thèse, récemment éditée (« Zonards : une famille de rue ») :
« La précarité n’est pas vécue comme une dépossession. Les zonards – c’est comme ça qu’ils se nomment entre eux – sont à la rue parce qu’ils ont envie d’être libres, débarrassés de carcans sociaux, estime la lauréate du prix Le Monde de la recherche universitaire. Ils s’inscrivent dans des cultures – punk, techno, travellers… – avec des revendications anarchistes pas forcément intellectualisées, mais avec une idée de la société très différente de celle où nous sommes inscrits. Ces jeunes ont souvent des vécus infantiles douloureux : ils sont issus de familles stigmatisées (maltraitance, alcoolisme…), étiquetés comme “cassos”, et manifestent un certain rejet par rapport à cette société qui ne les a pas aidés. »
Pour Tristana Pimor, le Tapaj est un dispositif qui répond au « rapport utilitariste au travail » des jeunes zonards :
« Ils n’ont pas forcément envie de travailler pour obtenir une valorisation sociale. Mais cet argent leur permet de participer à la vie de la collectivité, car dans un squat toutes les ressources sont mises en commun. »
La maître de conférences au département Carrières sociales de l’université Paris-Est Créteil, qui a pu mener son enquête en œuvrant aux côtés des travailleurs de rue du CEID, juge toutefois que pour motiver ces jeunes, la personnalité des éducateurs, et les liens qu’ils peuvent tisser avec les personnes à la rue, sont déterminants.Le pilotage du dispositif bordelais par Jean-Hugues Morales et Agnès Creyemey, n’aura ainsi pas forcément d’équivalent dans les 11 villes de France ou le Tapaj va s’étendre.
Aller plus loin
- Le pôle Tapaj du CEID
- Le livre de Tristana Pimor, « Zonards. Une famille de rue », éditins PUF, 236 pages, 22 euros.
- Le livre de Christophe Blanchard, auteur d’une thèse de sociologie sur les « punks à chiens », « Les maîtres expliqués à leurs chiens », éditions Zones, 250 pages, 14 euros.
Chargement des commentaires…