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Loi renseignement : à Bordeaux, ses opposants font face

Avocats, clowns, pros du numérique, journalistes et associations des droits de l’homme font front commun contre la loi dite sur le renseignement. A la veille du vote à l’Assemblée, ils se sont rassemblés à Bordeaux pour combattre l’avènement d’une « surveillance de masse ».

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Loi renseignement : à Bordeaux, ses opposants font face

En vain, une vingtaine de clowns a recherché "où se retrouve la vie privée" (Xavier Ridon/Rue89 Bordeaux)
En vain, vingt clowns ont recherché où se trouvait la vie privée (Xavier Ridon/Rue89 Bordeaux)

« Vie privée ! Elle est où la vie privée ? » Ils sont une petite vingtaine à crier ainsi, interpellant les passants place Pey Berland à Bordeaux, ce lundi à l’heure de la débauche. Les visages sont maquillés, et affublés d’un nez rouge. Ceux qui croisent ces clowns feignent l’indifférence ou les regardent amusés. L’une d’entre-eux veut faire passer un message dans les colonnes de Rue89 Bordeaux :

« Je cherche ma vie privée ! On m’a dit de m’adresser au commissariat… »

Puis repart en courant autour de la soixantaine de manifestants rassemblés de manière plus conventionnelle. Tous ont répondu présent à l’appel du collectif Contre les abus policiers (Clap) pour dénoncer « la loi Renseignement, ultime coup porté [aux] libertés individuelles et collectives ».

Une centaine de militants s’est rassemblée place Pey Berland à Bordeaux (Xavier Ridon/Rue89 Bordeaux)

Le projet de loi, qui sera soumis ce mardi au vote de l’Assemblée nationale, envisage notamment la mise en place de « boites noires » chez les fournisseurs d’accès Internet. Elles surveilleraient automatiquement les « successions suspectes de données de connexion » à l’aide d’un algorithme.

Malgré le soleil et les clowns, les manifestants font grises mines. Ils ne sont pas les seuls. Au même moment à Paris sous la pluie, ils sont plusieurs centaines rassemblés sur l’esplanade des Invalides.

Vie privée impactée

Plus tôt dans la matinée, une conférence de presse réunissait des organisations bien différentes au Club de la Presse de Bordeaux : Aquinum et ses 300 membres professionnels du web, le syndicat des avocats de France, le Syndicat National des Journalistes CFDT (SNJ-CFDT). La Ligue des Droits de l’Homme est également présente, et Patrick Lecoq s’excuse presque pour son « discours véhément ».

« Il y a un grand danger : que, demain, nous soyons muselés ! Cette loi veut lutter contre le terrorisme, mais il suffit de regarder ce qui s’est passé avec la loi NSA aux Etats-Unis pour voir que c’est archi-bidon ! Elle n’agit en rien par rapport au terrorisme. En France, il y a suffisamment de lois. Il suffit de les appliquer, voire de les modifier mais en respectant le citoyen »

Ce respect du citoyen et de sa vie privée est décidément au cœur du débat et surtout des crispations.

Patrick Lecoq, membre de la Ligue des Droits de L’Homme (XR/Rue89 Bordeaux)

Estellia Araez, du syndicat des avocats français, voit très bien les impacts possibles de la loi :

« Si pour suivre un dossier, je fais des recherches sur le jihad, et que je me connecte deux fois sur un site jihadiste, je deviens une terroriste potentielle ? Alors, ça légitime qu’on mette un micro dans ma voiture, qu’on écoute mes conversations téléphoniques privées ou avec mes clients ou avec ma copine me racontant ses infidélités. »

Aussi, pour elle, tout corps de métiers pourrait être rapidement fiché :

« Des historiens faisant des recherches sur le négationnisme ou des officiers de police judiciaire, des psychiatres travaillant sur la pédopornographie et qui se renseignent sur des sites, pourraient être embêtés. »

Surveillance « fourre-tout »

Dans la lutte contre le terrorisme, comme partout ailleurs, « le risque zéro n’existe pas » ajoute l’avocate au barreau de Bordeaux :

« On doit interroger le gouvernement sur ce qu’il peut savoir de nous, ce qu’il doit savoir de nous, comment peut-il avoir ces informations et qui le contrôlera ? »

Elle note que lors des débats à l’Assemblée Nationale, les députés ont été informés que cette surveillance ne serait réellement nécessaire que pour 1500 à 3000 personnes :

« Alors pourquoi prendre une loi qui généralise de manière massive la surveillance des citoyens ? »

A Bordeaux, les clowns dénoncent la loi sur le renseignement (Xavier Ridon/Rue89 Bordeaux)

La lutte anti-terroriste n’est pas le seul objectif du texte initial. Estellia Araez  parle d’une « loi fourre-tout » qui combine aussi les intérêts économiques et scientifiques majeurs de la France ou encore la prévention des violences collectives. Bref, « le militant bénévole associatif ou syndical sera donc aussi concerné. » La commission de contrôle qui devrait être mise en place ne la rassure pas :

« C’est un contrôle a posteriori qui sera fait par des commissions de députés. Il est dangereux de laisser donner un avis aux seuls parlementaires. Cette commission ne surveillera que ce que l’on veut lui faire surveiller puisque les informations seront possédées par un tiers. »

Impact négatif sur l’économie

Aquinum s’engage aussi. L’association a fait voter ses 300 membres, tous professionnels du numérique. Elle a organisé des cafés philo-numérique, rédigé des communiqués et signer la pétition « Ni pigeon, ni espion ». Les points de contestations sont nombreux selon son co-fondateur François Moraud qui pointe le volet technique :

« Les moyens de contourner les surveillances, qui existent déjà, annulent l’effet escompté. Pire, comme on le constate aux USA, plus les moyens de surveillance sont forts et plus les techniques pour les éviter sont ardues à déceler »

Il a d’ailleurs constaté que le site spécialiste sur le web Presse-Citron propose une offre commerciale pour se protéger en partie.

François Moraud, co-fondateur d’Aquinum (Xavier Ridon/Rue89 Bordeaux)

A l’instar des opposants, il regrette la procédure accélérée qui est en cours. La loi ne fera qu’un passage à l’Assemblée Nationale puis au Sénat, ce qui « empêche l’existence d’un débat de fond ». Aussi, « cette loi aura un impact négatif sur le développement économique et sur la confiance numérique des entreprises, des indépendants et des citoyens » selon François Mouraud qui cite les cas des hébergeurs Gandi et OVH évoquant déjà l’idée de quitter le territoire français.

1984 pour demain ?

« Se sentir surveillé n’est pas une bonne chose pour le journaliste… quoique ça multiplie son ardeur » sourit Richard Hecht du SNJ CFDT. Ce serait un nouveau coup porté à la liberté de la presse :

« Les journalistes sont échaudés, car ils ont connu une loi sur la programmation militaire et un article dans la loi Macron sur le secret des affaires où la mobilisation des éditeurs et syndicats leur ont donné raison. L’association des journalistes de l’information sociale (Ajis) a aussi alerté sur l’article 47 de la loi santé qui prévoit l’ouverture aux données du système de santé, mais aussi que les journalistes voulant enquêter pourraient devoir soumettre leurs méthodologie et enquête avant publication à un comité expert. »

Les deux principales organisations syndicales des journalistes (SNJ et SNJ-CGT) s’opposent d’ailleurs également à cette loi.

En écoutant Estellia Araez, il semble bel et bien que 1984 soit pour demain :

« Quand un Etat sait tout de nous, il peut facilement contrôler la façon de penser ou faire des promesses en fonction des attentes qu’il croit déceler en nous et on ne peut plus réfléchir ou agir librement quand on est observé. »

Tous croient difficilement en un vote contre des députés à l’Assemblée Nationale. Le seul espoir pour eux serait que le projet soit retoqué par le Conseil Constitutionnel. D’ici là, la Ligue des Droits de L’Homme et Aquinum comptent organiser de nouvelles rencontres pour faire vivre le débat.


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