Compter les moutons pour réveiller les consciences : c’est la noble ambition de whybook.org. Ce site web, créé par le bordelais Grégory Poinsenet, un ancien permanent de la Fondation Nicolas Hulot, propose aux internautes de se fédérer – de « moutonner », dans le jargon de whybook – pour poser des questions aux décideurs politiques et économiques. Lorsque le « troOpeau » atteint 100 « moOtons », la question est envoyée, et renvoyée encore si d’autres personnes s’y rallient.
Lancé fin 2014, le site compte en 900 personnes se sont déjà inscrites au site, pour 60 questions rédigées, et trois ont été envoyées à des décideurs. Plus de 500 moutons ont notamment interpellé la ministre de la Santé, Marisol Touraine, sur l’interdiction encore en vigueur du don du sang par les hommes homosexuels, un sujet sur lequel le gouvernement a récemment bougé.
« La ministre n’a jamais répondu à nos questions, pas plus qu’à la pétition sur change.org (signée par près de 175000 personnes, NDLR) nous ne savons donc pas si nous avons contribué d’une façon ou d’une autre à cette avancée, reconnaît Grégory Poinsenet. Mais notre analyse c’est que plusieurs outils, dont whyboOk, ont servi à relancer ce débat. »
Deux autres questions ont été envoyées par les moOtons, l’une à François Hollande à propos des accords Tafta (le projet de traité de libre échange transatlantique), l’autre à Ségolène Royal au sujet de la lutte contre le sur-emballage. Là aussi sans réponse pour l’heure, ni du président de la République, ni de la ministre de l’écologie.
La haine des moutons
En revanche, whyboOk.org a reçu le 17 mars dernier un courrier qui lui a bien mis la laine.. euh, la haine. Nathalie Ruf, avocate au barreau de Paris agissant pour le compte de Facebook, demande à l’association éditrice du site de « cesser tout usage du signe « WHYBOOK.ORG » ou « WHYBOOK » ou de tout autre signe qui prêterait à confusion avec « FACEBOOK » ».
Motifs ? L’enregistrement auprès de l’Inpi (institut national de la propriété intellectuelle) et l’usage du signe « WHYBOOK.ORG » en tant que marque et noms de domaine pour désigner des services en relation avec le réseautage social.
Les produits et services enregistrés par Grégory Poinsenet comportent en effet la « fourniture d’accès à un site Web sur Internet à des fins de dialogue et de réseautage social » et « l’hébergement d’un site Web communautaire en ligne pour des utilisateurs enregistrés permettant de poser des questions à caractère sociétal à des personnes physiques et d’évaluer les réponses de ces personnes ».
Or cela crée « un important risque de confusion dans l’esprit du public avec la marque « FACEBOOK » de notre cliente », estime l’avocate de la société américaine :
« L’utilisation du format « …BOOK », qui a vraisemblablement été inspirée par la marque notoire « FACEBOOK », entraînera nécessairement une association entre la marque « WHYBOOK.ORG » et les services proposés sous cette marque et les sercie de la société Facebook, Inc. (…) En outre, l’utilisation et l’enregistrement du signe « WHYBOOK.ORG » à titre de marque et de nom de domaine tirent indûment profit et affaiblissent le caractère distinctif et la renommée de la marque « FACEBOOK » (…) »
Antisocial network
La pauvre petite PME américaine du réseautage social (2,9 milliards de dollars de bénéfices en 2014), qui s’estime gravement menacée par l’ogre associatif bordelais (5 adhérents, 0 salariés), lui demande alors une réponse pour le 31 mars. Après consultation d’un avocat spécialiste en droit des marques, Grégory Poinsenet adresse un refus ferme mais poli à Facebook :
« Avant de déposer la marque à l’INPI , nous nous étions bien sûr assurés qu’elle était disponible, et que l’on pouvait utiliser « book ». On m’avait alors garanti que c’était un terme générique, et que cela ne présentait pas de risque. La demande de Facebook nous parait infondée et non recevable car il n’y a aucune confusion possible entre les noms, les logos et l’objet de nos sites. Nous sommes une association loi 1901 avec un but d’intérêt général, ce qui est bien souligné par le domaine .org. »
Pour l’heure, le mouton bordelais ignore à quelle sauce il va être mangé, poursuit Grégory Poinsenet :
« Notre avocat a contacté celui de Facebook, qui lui a confirmé que la requête émanait bien de l’entreprise américaine, que ce n’était pas une procédure automatique. Elle a bien enregistré notre refus, mais nous ne savons pas comment elle va réagir. Soit ils préparent une action juridique, soit c’était simplement un coup de bluff visant systématiquement toutes les marques contenant le terme « book », et ils laissent tomber. Ce serait une petite victoire pour nous. »
Jointe par Rue89 Bordeaux, Nathalie Ruf, l’avocate de Facebook, n’a pas voulu répondre à nos questions.
Pas la fête aux « books »
Du côté de l’INPI, on observe que ce litige est « hors de clous » de l’institut de la propriété intellectuelle, puisqu’il intervient après le délai légal de contestation – 2 mois à compter de la publication de la demande d’enregistrement au Bulletin officiel de propriété industrielle (BOPI), effectuée par Whybook le 22 août 2013.
Par ailleurs, l’institut de la propriété intellectuelle ne recense pas les retraits ou les modifications de marques déposées qui seraient intervenues du fait de la présence du terme « book ».
Selon la base de l’Inpi, celui-ci est actuellement contenu dans 842 marques en vigueur en France, dont 206 en classe 38 (télécommunications) et 451 en classe 41 (éducation, formation, divertissement), deux des cinq classes de produits et services dans lesquelles Whybook s’est enregistrée.
Aux Etats-Unis, Facebook a tenté à plusieurs reprises de s’approprier le terme « book » (livre), obligeant par exemple le Teachbook à changer de nom, ou attaquant plus récemment la startup Designbook.
Fuckbook a du se rhabiller
La chasse est aussi menée en France : la société Fuckbook a été condamnée le 13 juin 2013 par le tribunal de grande instance de Paris, qui a reconnu que ce site de rencontre libertin portait atteinte à la renommée de la marque communautaire Facebook.
Mais ce dernier cas est différent du litige avec Whybook, analyse Yann Basire, maître de conférence à l’université de Haute Alsace et chercheur associé au CEIPI (centre d’études internationales de la propriété intellectuelle) :
« Lors de ce précédent, Fuckbook n’a pas perdu sur le terrain du risque de confusion et de contrefaçon, mais sur la protection spécifique de la marque Facebook, dont la renommée lui donne le bénéfice d’une protection très large, presque absolue. Démontrer que le terme Whybook évoque la marque Facebook est en revanche loin d’être évident, tout comme de démontrer l’atteinte à la renommée, et le parasitisme de Whybook. On pouvait parler entre Fuckbook et Facebook d’identité de produit – un réseau social -, et de sonorité similaire, notamment la même lettre d’attaque, un élément déterminant. Whybook n’a rien à voir avec un réseau social, mettant directement en relation des individus, comme Viadeo ou Linkedin, et se distingue par sa sonorité et son aspect. »
De quoi devenir chèvre
Avocate aux barreaux de Paris et de New York, spécialiste du droit de la propriété intellectuelle, Céline Bondard est plus circonspecte quant aux chances de Whybook :
« D’expérience, toute similarité intellectuelle, visuelle et phonétique est dangereuse. Qu’ils le reconnaissent ou non, les fondateurs de Whybook surfent sur la vague Facebook, sans que leur nom les distingue suffisamment. Et le dépôt de classe ne dit pas que leur activité n’est pas commerciale. Or c’est sur ces classes qu’un juge se prononce, et elles sont les mêmes que d’autres réseaux sociaux. A mon avis, il leur faut changer de nom car ils ne seront pas gagnants là dessus. Le préjudice pourrait ne pas être énorme, mais il leur faudra gérer le coup du contentieux. »
Si un procès doit avoir lieu, Yann Basire espère que le juge « fera la part des choses et n’accordera pas de surprotection à la marque. Cela risquerait de priver tout un chacun de « book », un terme potentiellement utile pour des activités à but non lucratif. »
« Book », un mot qui pour l’heure rend chèvres les moutons.
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