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A l’Apafed, les femmes battues entrent pour s’en sortir

Depuis plus de 30 ans, l’Apafed écoute, accompagne et reçoit dans son foyer de la banlieue bordelaise, des femmes victimes de violences conjugales. Certaines y viennent pour trouver un réconfort, d’autres une identité. Reportage.

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A l’Apafed, les femmes battues entrent pour s’en sortir

Au fond du couloir, juste à droite de la grande cuisine commune, des femmes chuchotent autour d’une table avant la tombée de la nuit et les préparatifs du repas du soir. Des enfants, harassés par une journée d’école prolongée en garderie, trimbalent leurs cartables à roulettes. Un téléphone diffuse en boucle et en sourdine le dernier tube de Rihanna.

Ce matin, « madame », la quarantaine, a quitté son domicile avant le réveil de « monsieur ». Après une nuit difficile, harcelée, insultée, Pauline (un pseudonyme) a pris un sac et quelques affaires triées à la hâte, avec en tête le numéro de téléphone qu’une amie lui a toujours soufflé pour les moments durs : le 115. A midi, elle est arrivée à l’Apafed (association pour l’accueil des femmes en difficulté).

« Ce foyer n’aurait pas vu le jour sans la lutte continue des femmes pour leurs droits depuis plus d’un siècle, clame Marie-Jo Pordié, présidente de l’Apafed. A sa création, en 1984, parler de femmes battues était encore tabou. La société ne voulait pas l’entendre, on disait “femmes en difficultés”. »

Défenseuse d’un féminisme « généreux », qui ne veut « rien prendre aux hommes, mais faire une place pour les femmes », Marie-Jo Pordié et son directeur, Jean-Louis Roux-Salembien, ont accepté d’ouvrir les portes à Rue89 Bordeaux. Parce que « les violences conjugales, il faut en parler mais pas les banaliser », estime la présidente :

« Les avancées que ma génération a obtenues pour les droits des femmes, toutes les luttes qui ont abouti, ne sont jamais définitivement acquises. De nos jours, elles sont même en recul. »

1000 femmes par an

Jean-Louis Roux-Salembien surenchérit :

« Il faut dire les choses, rendre visible ce qui est invisible. Parce que les violences faites aux femmes que nous recevons ne sont pas que physiques. Elles sont aussi verbales, économiques, administratives… et surtout psychologiques. Notre rôle consiste à en refaire des citoyennes. »

Ainsi, elles sont plus de 1000 femmes à contacter l’Apafed par an, par téléphone, par écrit ou en se rendant sur place, à une adresse gardée secrète des compagnons violents. Certaines le font plus d’une fois.

« C’est la parole de la personne qui fait foi. On ne demande rien de plus, on ne remet rien en question. La détresse de la personne se lit sur son visage et sur tout son corps, dans sa manière de raconter, avec un débit intense, dans le désordre », explique Marie-Hélène, éducatrice spécialisée.

Une équipe de 15 personnes gère les appels et l’accueil de jour, ainsi que l’accueil d’urgence des personnes au foyer agréé CHRS (Centre d’hébergement et de réinsertion sociale) baptisé Flora-Tristan. Elles écoutent, estiment la situation, réconfortent, et offrent à celles qui franchissent la porte, du savon, des serviettes, des draps… « du confort banal mais nécessaire pour se sentir bien ».

Anna, venue en France pour vivre un calvaire (WS/Rue89 Bordeaux)
L’Apafed œuvre pour redonner aux femmes une place dans la société (WS/Rue89 Bordeaux)

La difficile reconstruction

La nouvelle arrivée, Pauline, a pu être prise en charge car « il se trouve qu’on avait une place, ce n’est pas toujours aussi simple et rapide ». Elle prendra un bain, restera l’après-midi au lit, avant de parler, aux autres femmes et à l’équipe. Sortir du silence.

« Les femmes ne disent pas tout au premier contact, ajoute Marie-Hélène. On ne sait rien de ce qu’elles ont vécu, s’il y a eu violences physiques, sexuelles, ou autres. On propose un médecin, on propose de porter plainte, on peut avoir des inquiétudes et le dire. Mais on n’impose rien. Elles viennent justement de fuir un climat autoritaire. »

Un long processus se met alors en route, celui de la reconstruction. Jamais le même. Il en sera de chaque femme, de son vécu, des ressources existantes dans son environnement.

Cette reconstruction dépendra surtout « du chemin fait pour s’engager dans la séparation », précise Jean-Louis Roux-Salembien :

« Rompre une relation n’est pas toujours confortable. Elles ont envie que les violences s’arrêtent mais que la relation continue. »

Une femme sur cinq retrouvera « monsieur »

Ainsi, une femme sur cinq retrouvera « monsieur » et pourra effectuer jusqu’à 6 allers-retours entre son domicile et le foyer d’accueil, « le temps de construire sa décision ».

La reconstruction dépendra aussi de la durée des séjours, qui s’allonge selon les cas : violences très graves qui déclenchent une procédure juridique durant laquelle la victime va se cloître par peur d’un compagnon « qui peut tout savoir et tout voir » ; l’absence de solution d’hébergement et les délais de réponse du contingent prioritaire ou des demandes HLM ; difficultés administratives pour la régularisation des titres de séjours. Ce dernier point est une double peine pour les femmes venues rejoindre leur mari en France.

Le foyer d’accueil d’urgence de l’Apafed voit défiler jusqu’à 13 nationalités différentes. Selon la moyenne des chiffres de 2012 jusqu’en 2014, 45% des femmes sont européennes (dont 43% Françaises) et 45% venant d’Afrique (dont 35% d’Algérie, Maroc ou Tunisie).

"Ici (WS/Rue89 Bordeaux)
« Ici, on m’a donné une adresse, une identité » (WS/Rue89 Bordeaux)

Retrouver une identité

En 2013, Anna (un pseudonyme) a quitté la Côte d’Ivoire avec son fils pour rejoindre son mari, médecin dans le nord de la France. La trentenaire a quitté son travail de responsable commerciale à Abidjan « pour une vie meilleure et en famille ». Très vite, c’est le désenchantement. Les promesses partent en fumée. La régularisation n’aura jamais lieu. Le mari délaisse femme et enfant, jusqu’à l’abandon en 2015.

Démunie, Anna fait la rencontre d’un homme qui l’accueille en juillet 2015 non loin de Bordeaux, lui promettant « une chambre pour l’enfant ». Une nouvelle vie qui tourne vite au cauchemar, une vie d’esclave sexuelle.

« J’ai vu le numéro affiché sur un mur à la mairie, raconte Anna. J’ai téléphoné en cachette parce qu’il surveillait aussi mes appels. J’ai eu une assistante sociale qui m’a aidée, je me souviendrai d’elle toute ma vie. »

Le 8 août 2015, Anna arrive au foyer avec son fils. Une date parmi d’autres gravées dans sa mémoire qui ponctuent son récit avec précision. Très choquée, elle a surmonté ses peurs, rencontré d’autres femmes avec qui elle a « fait des soirées » où « chacune avait fait un plat, une spécialité, pour partager un repas, passer la soirée, et parfois danser ».

« Ici, on m’a donné une adresse » déclare Anna. Une adresse qui lui a permis de régulariser ses papiers, « une identité pour vivre normalement, de marcher libre ». De l’avis de tous, depuis, « Anna est devenue une nouvelle personne, joyeuse et souriante ».

« Un centre de vacances »

« Réapprendre à avoir des responsabilités », « retrouver une confiance » et les aider « à exister sans être la femme de monsieur », Béatrice, conseillère en économie sociale et familiale, accompagne les femmes dans leurs démarches administratives.

« Ça se passe par la mise à jour de leurs droits, selon leurs situations. Les aider à écrire, remplir et vérifier un dossier. En général, la paperasse les impressionne. Elles n’en ont pas l’habitude, pas même avoir un compte en banque. Elle sortent d’une emprise psychologique totale, surtout administrative. Parfois, le déclic vient d’un courrier à leur nom. »

La sonnerie du téléphone interrompt la conseillère qui, au bout d’un long moment d’écoute, demande à son interlocutrice : « Vous êtes où là ? » D’une voix posée, elle ajoute : « Ne vous inquiétez pas, une solution sera trouvée mais pas celle de la rue ».

Après avoir raccroché, une horde d’enfants traverse le couloir. C’est veille de weekend et leur excitation est à son comble.

« Pour eux, c’est un peu comme un centre de vacances. Ils sont contents d’avoir des copains et des jeux. Mais ils finissent par réclamer leurs chambres et leurs affaires… et aussi voir leurs pères. »

Les liens entre pères et enfants

Il y a en moyenne autant de femmes que d’enfants au foyer Flora-Tristan. En 2014, parmi les 69 femmes accueillies, 43 étaient accompagnées d’enfants (69 en tout) et 3 femmes étaient enceintes. Pour Brigitte Peyronnet, psychologue clinicienne, « les liens entre les enfants et le père, fut-il violent, ne peuvent pas être coupés. Personne n’a le droit d’utiliser la violence pour séparer les pères et les enfants » :

« Par ailleurs, il faut différencier les violences faites aux femmes et les violences faites aux enfants. Et l’idée qu’un homme violent ne pourrait être un bon père est encore répandue. »

Mais avant de réparer les liens, « il faut dédramatiser la rencontre avec la psy ». « Je ne suis pas folle, c’est lui qui est fou » se défendent certaines femmes. « C’est pourquoi nous avons rendu le premier entretien obligatoire. » Par la suite, 2 femmes sur 3 reviennent, comme Anna, qui n’avait vu « des psychologues que dans les films ».

« Les femmes éprouvent le besoin de revenir en parler, explique la psychologue. Beaucoup d’entre elles jurent que “c’est fini les hommes, terminé !”. Il faut alors les aider à retrouver des repères, à prendre conscience qu’elles sont victimes, comprendre ce qu’elles ont engagé d’elles mêmes pour que les violences aient lieu, déceler les signes et les éviter dans de nouvelles relations. »

Réparer le passé et préparer l’avenir, à l’Apafed, les femmes victimes de violences conjugales entrent surtout pour s’en sortir.


#Apafed

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