Etouffant quelques sanglots, Rajae Gueffar raconte son parcours de bonne élève dans le monde du nettoyage :
« Ça fait plus de quatorze ans que je travaille à la gare d’Agen, je fais le nettoyage des trains. J’ai toujours fait bien mon travail, j’ai toujours été présente, je ne m’absente jamais. Même quand le contrôle il passe, ils sont tout le temps contents de mon travail. »
Un ancien chef de gare à Agen se souvient :
« Quand elle a commencé, il y avait quelques anomalies au niveau de son travail, mais qui ne portaient pas sur la sécurité. Et puis c’est devenu une de celles qui travaillent le mieux. Un être humain, avec des hauts et des bas, mais fiable. »
Kilos en moins, anxiolytiques en plus
En 2008, Onet, numéro 1 du nettoyage en France, reprend le marché et l’année dernière, la galère commence pour la Lot-et-Garonnaise :
« Un après-midi [du 9 novembre 2015, NDLR], j’ai traversé les voies pour gagner du temps [elle emprunte le parquet plancher et non le souterrain, NDLR]. Après, je me suis rendue compte que j’avais fait une erreur. Cet après-midi là, il y avait beaucoup de trains à faire et je voulais faire tous mes trains. Et c’est après que je me suis rendue compte que j’avais fait une erreur. J’ai reçu une lettre recommandée, c’était le 7 décembre, j’ai fait un entretien avec M. Loubet, le patron de l’entreprise. Il m’a dit qu’il allait réfléchir et le 17 décembre j’ai reçu une lettre de licenciement. »
Pas un avertissement, pas une mise à pied, mais directement le licenciement. C’est un choc pour madame Gueffar, qui tremble, qui ne dort plus, ne mange plus, a vendu sa voiture, doit déménager, a perdu dix kilos, tourne aux anxiolytiques.
Mais c’est un choc également pour les cheminots du coin :
« On a envahi notre comité d’entreprise régional, à Bordeaux, pour porter son cas, raconte Francis Portes, retraité cheminots et CGT. Je leur ai dit, aux gars : “Que tous ceux qui ont déjà traversé les voies au moins une fois lèvent la main”. Ils l’ont tous levée ! Même les cadres dirigeants ! »
Le mardi 26 janvier dernier, Sud Ouest rapporte en effet que 250 cheminots envahissent le comité d’entreprise de la SNCF à l’appel de la CGT et de Sud. Dominique Abella, secrétaire général de la CGT Cheminots 47, demande donc expressément à la SNCF « qui emploie cette société de nettoyage dont le contrat peut être remis en cause à tout moment, de faire pression pour réintégrer madame Gueffar dans ses fonctions de nettoyage des rames en gare d’Agen ».
Demi-mesure
Contactée par nos soins, la SNCF botte en touche :
« Nous n’avons pas d’expression (sic) sur ce sujet-là. C’est le choix d’une entreprise qui s’appelle Onet. »
Chez Onet, Philippe Lhomme – directeur délégué au réseau France – épluche pour nous le dossier de madame Gueffar. Il passe en revue les courriers adressés au début de son embauche, il y a quinze ans : « sacs sur le quai », « prise de poste à 9 heures », « tenue de travail », « port de la tenue », etc. Depuis 2008, quand Onet est devenu son employeur, une seule lettre de reproche lui a été envoyée, pour « explication sur un train non fait » (le 18 novembre 2008). Le seul manquement à la sécurité, une « traversée de la voie », remonte à 2004.
Bref, guère d’antécédents. Mais Philippe Lhomme se fait grave :
« J’ai eu un accident mortel. Un agent, un père de cinq enfants, qui s’est retrouvé coupé en deux. On n’a pas compris, il a ripé, il est passé sous le train. Faut le vivre, après, aller l’annoncer à la famille. »
D’où son mot d’ordre, qu’il répète à l’envi :
« On ne peut pas avoir de demi-mesure en matière de sécurité. »
C’est ce qui nous surprend, précisément, cette absence de « demi-mesure », fait-on remarquer à Philippe Lhomme.
« Imaginez qu’on la mette à pied et qu’un mois après, elle passe sous un train, répond-il. Là, quelles accusations on subirait de sa famille, de ses collègues ! »
« Rien ne l’arrête »
En fait, en la licenciant, Onet lui a sauvé la peau… »Le picto rouge était allumé, elle a failli perdre sa vie ! », dramatise-t-il en évoquant ce signe qui le long des voies indique l’interdiction de traverser. Et de poursuivre : « Comment imaginer une mise à pied, alors qu’il n’y a rien qui l’arrête ? »
Rien ne l’arrête ? Pourtant, depuis son embauche, elle n’a reçu aucun avertissement pour la sécurité, aucune mise à pied. « Humainement, vous ne pourriez pas la réintégrer ? » interroge-t-on. »Mais comment réintégrer quelqu’un qui met sa vie en jeu ? », conclut-il. A croire qu’elle a couru devant un TGV.
Pour les cheminots d’Agen interrogés sur le cas de Rajae Guejar, le fameux picto « peut rester au rouge toute la journée ! Il suffit que le signal demeure en position d’ouverture ».
Et un train est-il passé juste après ?
« Il faudrait avoir une copie du rapport d’incident, estime Victor Guerra, pour la CGT, mais ça m’étonnerait parce que, sinon, le mécano serait intervenu. Là, y a rien. C’est un licenciement abusif : on aurait compris un blâme, ou une mise à pied, pas plus. Surtout pour quelqu’un qui a quinze ans de boîte. Qu’ils fassent ça à un agent de la SNCF, et tout le secteur est bloqué, plus un train ne passe. Mais chez les sous-traitants, les salariés sont en situation de fragilité. »
Un cadre de la SNCF confirme :
« Ça méritait une sanction, une petite mise à pied, d’un jour ou deux, avec retenue du salaire, pour marquer le coup, et basta. Là, c’est complètement excessif, totalement disproportionné. »
Les militants locaux d’Attac, de la FSU, de Solidaires, et des citoyens, ont monté localement, à Agen, avec la CGT-cheminots, un comité de soutien, une caisse de solidarité (voir encadré ci-contre). Des députés socialistes ont protesté auprès d’Onet, tout comme le maire UDI auprès de la SNCF. Simple question d’humanité. Mais sans succès jusqu’ici. La direction d’Onet ne semble pas vouloir plier pour le moment.
Combat à la sauce bordelaise
« Madame Gueffar peut faire appel de cette décision, je la comprendrais, estime le directeur des ressources humaines, Antoine Recher. Qu’elle se présente aux prud’hommes, et peut-être que ça lui donnera droit à des indemnités. »
Comme si elle attendait seulement un chèque : « J’aimais mon travail… Maintenant, l’avenir, je vois pas », balbutie-t-elle.
Cette histoire fait bondir Claude Monserant, lui qui a fondé en 1978 un collectif qui deviendra la section « nettoyage » de la CGT en Gironde :
« C’est une honte qu’on emmerde cette pauvre femme. Je pensais cette histoire classée. Ce n’est pas un acte terroriste qu’elle a fait, on ne va pas la condamner à mort quand même ? Quand je vois le bordel que je leur ai mis à Bordeaux avec les collègues… »
Car le désormais retraité a connu une histoire similaire au début des années 2000.
« Sur Bordeaux, c’était Onet aussi qui nettoyait les trains. Une femme risquait d’être licenciée et le personnel Onet dans son intégralité, une cinquantaine de personnes, s’est mis le cul sur la voie pour bloquer le départ du TGV. »
Résultat, avec huit jours de grève, l’arrivée en catastrophe depuis Toulouse du directeur régional d’Onet, la personne incriminée n’a rien eu « et il y a même eu des améliorations des conditions de travail » – une prime et un jour de congés supplémentaires. Bref, selon lui :
« Quand le personnel est solidaire, la direction a beau chercher des inconvénients, elle plie car si les trains ne sont pas nettoyées, la SNCF va gueuler. »
Prétextes douteux
Avec la GGT en Gironde, Jacqueline Porte voit revenir ces conflits presque aussi rapidement que la poussière sur les meubles :
« A chaque prise de marché, ils prennent au plus bas. Les directions prétendent que le cahier des charges a énormément changé et en profite pour licencier du monde. C’est un milieu difficile. On est très éparpillé aussi. Quand on est nombreux, on peut faire une forte mobilisation. Quand ce sont des petits sites, c’est plus difficile ou on l’apprend trop tard. Les gens ont peur, sont seuls, et n’osent pas nous contacter. »
Pour elle, le combat est le même entre les services de nettoyage, de sécurité ou encore de réparations de climatiseurs en entreprises.
« Les directions ont tendance à utiliser des prétextes douteux pour licencier les gens ou ils utilisent une clause de mobilité, ajoute Jacqueline Porte. Normalement, il n’y en a pas mais les entreprises de nettoyage l’ajoutent pour envoyer les gens sur d’autres chantiers et mettent comme distance le périmètre de l’entreprise, ça peut s’étendre sur plusieurs départements. Certains n’acceptent pas. C’est un licenciement déguisé. Si on intervient, on peut faire un procès et gagner. »
A la fin de l’année dernière ce fut le cas dans un dossier qu’elle a suivi. Les Prud’hommes ont donné raison à trois femmes qui devaient parcourir le département pour nettoyer les chambres d’hôtels. Tous les jours, elles passaient « une heure à Libourne, une heure à La Teste et une heure à Bordeaux ».
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