Premier meeting d’Alain Juppé sur la scène du théâtre Fémina, le 17 janvier : on compte un millier de spectateurs attentifs dans la salle, mais Ludovic Martinez, le directeur de cabinet du maire sortant, annonce au micro « 200 000 personnes impactées ». Il faut comprendre : 200 000 personnes informées du déroulement de la soirée grâce aux blogueurs et twittos rassemblés pour la relater sur les réseaux sociaux.
Au même moment, au QG de campagne de Vincent Feltesse à la Victoire, est organisée une « tweet riposte party » par les supporters du candidat socialiste, sous l’égide de sa directrice de campagne, Emmanuelle Fourneyron, et de l’animatrice de l’équipe en charge du « webactivisme », Emmanuelle Lapeyre. Les deux trentenaires chapeautent un petit groupe occupé à contrer sur Twitter les propositions d’Alain Juppé et son slogan « un temps d’avance », ponctuant chaque message d’un « hashtag » (mot-clé) en forme de pied de nez : #tempsderetard. Avec le recul, les deux Emmanuelle estimeront que la riposte a « bien fonctionné » :
« On a réussi à décaler le point de focus des « twittos » pro-Juppé, qui ont finalement passé plus de temps à nous répondre qu’autre chose. »
Tester des sujets en temps réel
Cette effervescence digitale est une nouveauté selon Amar Lakel, maître de conférence en sciences de l’information et de la communication à l’Université Bordeaux 3 :
« C’est la première campagne électorale au niveau local où l’on sent que les candidats jouent réellement le jeu des réseaux sociaux. »
D’après lui, ce qui se passe et se poste sur Facebook et Twitter n’a pas la capacité de chambouler l’élection municipale de mars prochain, mais c’est un outil scruté par les deux principaux candidats à la mairie de Bordeaux, Alain Juppé et Vincent Feltesse, pour tâter le pouls de l’électorat.
#Bordeaux est la 3ème ville de <ahref= »https://twitter.com/search?q=%23France&src=hash »>#France où l’on
tweete le plus pour les municipales! #juppé2014 #untempsdavance
@alainjuppe @JeunesAvecJuppe
— Juppé 2014 (@Juppe2014) 24 Janvier
2014
« La révolution qui se déroule actuellement n’est pas dans l’audience supplémentaire que les hommes politiques vont acquérir sur les réseaux sociaux – elle est minime par rapport aux médias traditionnels – mais dans la connexion, l’intelligence stratégique qu’ils peuvent créer avec ceux qui les suivent », analyse Amar Lakel.
Les réseaux permettent en effet de « tester » des sujets en temps réel, en observant par exemple le nombre de « like » cliqués par les abonnés sous chaque nouveau sujet posté. Une sorte de sondage permanent des opinions que les candidats ont ensuite la possibilité d’intégrer dans leur discours. Tel thème ayant suscité le plus d’enthousiasme pourra être mis en valeur ultérieurement dans d’autres configurations ou supports plus classiques, comme un meeting ou un tract.
Analyses au pifomètre
Au-delà de cette fonction de « testing », comme disent les spécialistes, les réseaux sociaux ont la faculté d’amplifier, de démultiplier ce qui auparavant n’étaient que des conversations de bistrot. Un exemple récent de ce phénomène : l’affaire Dieudonné.
« Dans les deux heures qui ont suivi la décision initiale d’Alain Juppé d’interdire le spectacle, explique Amar Lakel, tous les contours du débat étaient disponibles sur Facebook et Twitter. Auparavant, cela aurait pris au moins deux semaines ! »
Au milieu du flot d’insultes déversé par les fans de Dieudonné sur la page d’Alain Juppé surnageaient des commentaires plus posés sur la liberté d’expression et les exceptions dignes de l’entraver. Les candidats ont pu disposer de ce matériau pour ajuster leur positionnement.
Amar Lakel rappelle toutefois que « ces nouveaux indicateurs sont encore analysés au pifomètre » et que « cette campagne 2.0 demeure à un stade expérimental », car les équipes de Vincent Feltesse et Alain Juppé n’ont pas pu engager les dépenses nécessaires pour absorber et disséquer en profondeur toutes ces informations.
« D’autre part, une conférence de presse classique, relayée par les médias traditionnels, draine aujourd’hui encore beaucoup plus d’audience et largement plus d’impact. Sur Twitter, le « reach » est d’environ 12%, c’est-à-dire qu’un dixième seulement des messages diffusés atteignent réellement les lecteurs. »
Les réseaux sociaux ? Un « accélérateur de particules »
« 200 000 personnes impactées » par le premier meeting d’Alain Juppé : comment ce chiffre impressionnant a-t-il été évalué le soir même par Ludovic Martinez ? Un peu à la louche, concède-t-il quelque jours plus tard, à froid. Il reconnaît que c’est « une simple estimation qui fait partie du jeu politique… et dont personne ne peut prouver le contraire. » Le directeur de cabinet d’Alain Juppé, qui a pris les rênes de sa campagne électorale, n’est donc pas dupe et parle des réseaux sociaux comme d’un outil parmi tant d’autres, un « accélérateur de particules » qu’il ne faut « ni sacraliser, ni dramatiser ». Il explique en outre que son équipe s’en sert davantage comme d’un « haut-parleur » que le support d’une réelle interaction avec les abonnés et les « followers ».
Lui-même, à 57 ans, ne s’avoue pas grand fan de Twitter, « pas de [sa] génération et trop lapidaire ». Il préfère Facebook, sans toutefois y consacrer beaucoup de temps. Il a confié l’encadrement de la campagne sur les réseaux sociaux à l’un de ses jeunes collaborateurs, Benoît Coucaud, âgé de 28 ans, qui a « aidé le maire à exister » sur ce terrain et revendique environ 50 000 personnes touchées via Facebook chaque semaine.
Pendant la campagne, une vingtaine de contributeurs se chargent d’alimenter ces réseaux, dont de nombreux étudiants en science politique et en communication. Alain Juppé est désormais, souligne Ludovic Martinez, classé au niveau national parmi les trois maires les plus influents sur les réseaux sociaux (NDLR : avec Christian Estrosi, maire de Nice, et Gérard Collomb, maire de Lyon, d’après le baromètre Augure).
Derrière Vincent Feltesse, lui-même ultra-connecté – il était responsable de la campagne numérique de François Hollande en 2012 -, une centaine de sympathisants se sont organisés pour occuper la toile autant que possible, formés aux codes et aux astuces de Twitter et Facebook, conscients des plages horaires les plus propices pour délivrer les messages de leur candidat.
Pour Emmanuelle Fourneyron, les réseaux sociaux ont surtout l’avantage de pouvoir toucher une des cibles que convoite Vincent Feltesse : des jeunes s’intéressant au débat public mais n’allant pas forcément voter. Des « abstentionnistes qui ont plutôt le cœur à gauche » et qu’il faut mobiliser dès le premier tour, afin qu’il ne soit pas l’unique, de cette élection municipale.
Au ras des pâquerettes
Mais ceux que les réseaux sociaux mobilisent le plus, répète Amar Lakel, ce sont les troupes déjà constituées.
« Sur Facebook ou Twitter, ce qui se joue, c’est une meilleure gestion de sa communauté, une meilleure façon pour le candidat de se synchroniser avec son audience, de la piloter. Un candidat qui n’est plus le seul locuteur : ce qu’il dit est répété cent fois, mille fois, souvent déformé au passage, et c’est ça qu’il faut savoir orchestrer. »
Ludovic Martinez, qui intervient peu en son nom propre sur les réseaux, rappelle qu’une élection est « une compétition » : s’il recommande à son équipe de « tweeter sur le projet et le bilan » du maire sortant avec « des éléments de langage constitués autour de ces thèmes », il estime également qu’il n’est pas interdit, au besoin, de « tacler le voisin ». Il apprécie d’ailleurs de mener de temps en temps « un petit fight » en personne.
Sur ce terrain, l’équipe de Vincent Feltesse semble plus timorée, soucieuse de mener une campagne « positive, de proposition, d’enthousiasme », et refusant farouchement de « tomber au ras des pâquerettes », comme le fait trop souvent le camp d’Alain Juppé au goût d’Emmanuelle Fourneyron, qui déplore « des attaques assez basses, alors que la ville mérite mieux que ça ».
Par moments, les réseaux prennent en effet des airs de cour de récré, où l’on nargue, on chicane, on agresse l’autre camp. Certains élus et militants s’en donnent à cœur joie, s’échauffant un peu parfois : les conseillers municipaux Fabien Robert et Alexandra Siarri, ou le secrétaire départemental de l’UMP Gironde Nicolas Florian pour l’équipe de Juppé ; le conseiller municipal Matthieu Rouveyre, le membre du Mouvement des Jeunes Socialistes de Gironde Simon Labouyrie ou encore l’inénarrable ministre déléguée aux personnes âgées Michèle Delaunay, dans le camp de Vincent Feltesse.
#IEPSO J’ai gagné mon pari : Alain JUPPÉ à cité mon nom pdt le débat ! #bordeaux @VincentFeltesse
— Michèle Delaunay (@micheledelaunay) 23 Janvier 2014
Michèle Delaunay s’est rendue célèbre sur Twitter avec ses commentaires sans langue de bois et frisant souvent le « nananère », sans que cela ne pose de problème à l’équipe de campagne, Emmanuelle Fourneyron appréciant cette « liberté de ton » et cette faculté de « s’affranchir des règles d’usage ». Dans le camp d’Alain Juppé, on ironise beaucoup sur le « webactivisme » des sympathisants socialistes. Benoît Coucaud parle d’une « fausse campagne moderne » et Ludovic Martinez assène que « pour un grand pape du numérique, Vincent Feltesse a des résultats très piètres ». Selon lui, le « patron » Juppé et son opposant socialiste « ne nagent pas dans la même piscine ».
Temps réel, tant d’avance
Le spécialiste de la communication digitale Amar Lakel semble partiellement d’accord – même s’il estime que les deux hommes ont des points communs, étant « tous deux doté d’une intelligence remarquable, ce qui est une chance pour Bordeaux ». D’un côté le maire sortant, demandant aux électeurs de « le laisser finir son programme », de l’autre son cadet de vingt ans, proposant de « démarrer l’avenir maintenant ».
« Une chose est sûre, depuis trente ans, Alain Juppé a bénéficié d’un taux d’audience qui est cinquante fois supérieur à celui de Vincent Feltesse. Juppé n’est plus un nom propre, mais un nom commun entré dans l’Histoire. »
Quelle que soit la stratégie déployée par le candidat socialiste, sur les réseaux sociaux ou ailleurs, il lui faudra du temps pour rattraper ce retard.
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