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Livres jeunesse : les stéréotypes de genre à la page (II)

Si elle est actuellement remise en cause par certains, la lutte contre la construction des stéréotypes de genre ne date pas d’hier. A Bordeaux et Mont-de-Marsan, des professionnels utilisent l’album jeunesse comme support de l’apprentissage de l’égalité entre les filles et les garçons. Le deuxième chapitre de notre enquête.

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Livres jeunesse : les stéréotypes de genre à la page (II)

Quelques albums battant en brèche les stéréotypes de genre (Photo Elsa Dorey/Rue89 Bordeaux)
Quelques albums battant en brèche les stéréotypes de genre (Photo Elsa Dorey/Rue89 Bordeaux)

Après avoir scandé pendant des mois « un papa, une maman, on ne ment pas aux enfants », les organisateurs de la manif pour tous sont revenus à la charge le 2 février à Paris en s’attaquant à une notion plus globale, celle du genre, avec des affiches qui en ont étonné plus d’un. On pouvait y lire entre autre « Touche pas à nos stéréotypes de genre ».

Affiche de la Manif pour tous du 2 février dernier (DR)

Ce sont ces mêmes stéréotypes contre lesquels le dispositif des ABCD de l’égalité, qui a provoqué une vague d’inquiétude chez les parents la semaine dernière (voir encadré), tente de lutter. Mais Ariane Tapinos, responsable de la librairie jeunesse Comptines, à Bordeaux est ferme :

« La lutte contre les stéréotypes à l’école, c’est dans le programme depuis Mathusalem. Ce projet n’est pas une révolution dans l’Éducation Nationale. »

Les preuves ? Deux actions menées en Gironde depuis quelques années. La première est un programme de lutte contre le sexisme dans les livres d’enfants, clôturé en novembre dernier et coordonné par Dominique Dat, responsable de la bibliothèque du Grand Parc, à Bordeaux :

« Nous avons décidé de suivre un groupe d’enfants pendant trois ans, du CE2 au CM2, explique-t-elle. Un corpus d’albums a servi de base pour alimenter des séances de discussion sur la place des filles et des garçons dans la société. Ces séances étaient encadrées par une philosophie agrégée. Lors du premier atelier philo, un des garçons a déclaré que les filles portaient malheur ! »

Suivent alors une série de questions de la part de la spécialiste : « Vos mamans sont des filles ? Vos mamans portent-elles malheur ? » Les enfants nient. « Alors, de quelles filles s’agit-il ? » Le garçon déclare finalement qu’il s’agit des filles dans la cour de récré. Tout vient d’un épisode enfoui dans sa mémoire. « Il jouait au foot, il s’est retourné pour voir une fille passer et il a raté son but. Mais pour lui, le lien a mis du temps à se faire, au départ lui-même ne se rappelait plus pourquoi les filles portaient malheur », précise la bibliothécaire.

Albums engagés : avis contrastés

« Les enfants reproduisent des stéréotypes énormes. C’est pour ça que nous avons décidé de travailler surtout sur des livres où la fille est aussi forte que le garçon. On a besoin de ces albums pour appuyer le trait, pour contrebalancer. »

Parmi eux, « Lalita » de Jocelyne Sauvard et Anne-Laure Wiseliger, « Tango a deux papas et pourquoi pas ? », de Béatrice Boutignon (Le Baron Perché), ou encore « La princesse, le dragon et le chevalier intrépide » de Geoffroy de Pennar. Ces ouvrages militants interrogent ouvertement l’enfant sur les normes sexuées et le guident dans la déconstruction des normes existantes. Dominique Rateau, présidente de l’association « Quand les livres relient » et chargée de mission à l’agence régionale ECLA, ne voit pas d’un bon œil les albums « prescripteurs », quels qu’ils soient :

« Je n’aime pas les albums « donneurs de leçon », ceux dans lesquels est affiché avec une trop grande évidence ce qu’il serait bon de penser. Je préfère que les lectures nous permettent de jouer avec nous-mêmes, de douter. Les albums ne devraient être ni des modèles de vie, ni des médicaments ! Ce sont plutôt des oeuvres artistiques. Plus les enfants sont petits, plus nous préférons partager avec eux et leurs familles la lecture d’oeuvres d’artistes qui ouvrent des champs d’interprétation et des horizons de lecture. »

Pour Ariane Tapinos, les albums ouvertement engagés, comme ceux des éditions Talents Hauts, ne sont pas un problème :

« Ça ne me dérange pas que ces ouvrages disent des choses affirmées sur la place des femmes dans le monde. On a des livres qui sont ouvertement conservateurs et qui défendent une vision du monde qui n’est pas le mien, donc je me réjouis qu’il y ait des albums qui défendent une autre vision. C’est un travail très méritoire et important. Après, il est clair que si quelqu’un vient dans la boutique demander un livre de Talents Hauts, c’est qu’il est déjà convaincu. »

Elle reconnait volontiers que les albums les plus précieux sont ceux qui, au motif d’un autre sujet, proposent en arrière fond des rôles non sexués. « Poule rousse » de Lida et Étienne Morel est un bon exemple. Paru en 1956, il raconte l’aventure de cette poule capturée par un renard, qui s’échappe grâce à son amie la tourterelle (et à ses ciseaux de couture… heureusement que c’est « une bonne ménagère »).

Poule, rousse, lesbienne et bonne ménagère (DR)

Une première relation amoureuse intervient dans ce livre entre le renard et sa compagne. Mais un deuxième couple se forme à la fin du livre, lorsque le renard a été éconduit. « Depuis ce jour, Poule rousse et la tourterelle ne se quittent plus. Elles vivent ensemble dans la maison de Poule rousse. Elles sont très heureuses », peut-on lire à la dernière page. La couverture confirme : Poule rousse et son amie se regardent tendrement. Autour de la tourterelle, deux petits cœurs sont gravés dans les volets.

Pourtant l’époque où est sorti l’album (1956) n’était pas à l’apologie de l’homosexualité. Et si ces normes, ces stéréotypes évoluent, ce n’est pas toujours dans le bon sens.

« On avance parfois à rebours, alerte Christian Bruel. Dans toutes les nouvelles versions du conte de la petite poule rousse, chez Nathan par exemple, il n’est plus question de la tourterelle, la poule finit seule dans sa maison. Et plus question de relation d’amour entre les deux renards : maintenant c’est sa mère qui vit dans sa tanière. »

« Il y a des papas qui s’occupent de la maison presque comme des mamans »

Dominique Dat, de la bibliothèque du Grand Parc, aurait aimé étudier, séance après séance, dix albums pris au hasard dans les rayons :

« C’est tellement énorme : on retrouve partout des représentations sexistes comme la mère à la cuisine, le père qui lit le journal. Et c’est fait de façon innocente ! »

Une innocence qu’Ariane Tapinos appelle « l’inconscient des auteurs » : ils ont des habitudes et ils restent sur ces modèles-là.

« Il ne faut pas ignorer les mauvais livres, explique Christian Bruel. Il faut au contraire faire de l’interprétation dessus avec les mômes, c’est un vrai bonheur. »

Dans ce registre, certains albums de Catherine Dolto sont une mine de stéréotypes. Dans « Les papas », on tombe sur une représentation d’un père passant l’aspirateur… sans que celui-ci soit branché. Et en parallèle, le texte déclare : « il y a des papas qui s’occupent de la maison presque comme des mamans, mais ça reste des papas. » Presque ? Merci pour elles ! Un peu plus loin : « Il y a aussi des papas qui ne font rien à la maison, c’est quand même des bons papas. »

L’auteure ne s’arrête pas là, puisque dans « Filles et garçons », paru en 2007, elle explique que « devenir un homme adulte » comme papa, c’est conduire une voiture, et que ressembler à maman c’est… se maquiller pour être aussi jolie qu’elle !

Autre registre, dans « La naissance » : « L’histoire de notre vie commence bien avant notre naissance quand nos parents ont été assez amoureux pour avoir envie d’avoir un bébé ». Le mot « notre » fait croire à l’universalité, or la venue d’un enfant est loin d’être désirée et décidée par tous les parents. Même son de cloche dans « Les papas » à nouveau, où l’on apprend que « c’est parce notre papa et notre maman ont été très amoureux l’un de l’autre que nous sommes nés ».

« Que dalle ! s’exclame Christian Bruel. On est souvent amoureux et on ne se reproduit pas à chaque fois ! Et il y a plein d’enfant qui sont nés en dehors de cet amour. »

« Ça ne changera rien dans ma famille »

La seconde action menée se déroule à l’école élémentaire du Peyrouat à Mont-de-Marsan. Depuis deux ans, Pierre Baylet, le directeur, et l’équipe d’instituteur ont entamé un travail de fonds sur les relations filles garçons au sein de l’établissement.

« En effet, explique-t-il, les représentations sexuées véhiculées par les cellules familiales, dans un quartier en difficulté, sont très prégnantes chez nos élèves. Nous cherchons donc à déconstruire ces stéréotypes petit à petit, tout en sachant c’est très compliqué par rapport aux parents, que nous essayons d’intégrer à notre réflexion. »

L’action est basée sur trois piliers : les espaces intermédiaires de l’école (cantine, récréation), les débats en classe, la lecture.

« La lecture de certains ouvrages comme « La joue bleue », « Menu fille ou menu garçon », ou « Mercédès cabossée », a permis de libérer la parole des élèves sur le statut des filles et des garçons dans la famille, ainsi que sur les représentations du sexe opposé. Il semble qu’à l’école, ils s’autorisent à parler librement de ces choses dont ils ne parlent pas forcément à la maison. »

Certains enfants sont assez fataliste. Une petite fille déclare lors d’un débat en classe :

« Moi je suis très contente qu’on parle de ça à l’école, mais ça ne changera rien dans ma famille. »

Une autre :

« Chez nous, on peut parfois choisir notre mari, mais le plus souvent, ce sont nos parents qui décident. »

Chez les garçons, on entend un ferme :

« Je ne suis pas prêt à ce que ça change. » Un autre enfant à qui on demande si à la maison, il lui arrive d’aider sa maman répond : « Je n’ai pas besoin, il y a ma sœur pour ça. »

Peut-être un début d’émancipation

De son côté, Dominique Dat avoue que le projet est lourd à porter car « on n’en voit pas immédiatement les effets ». A la fin des trois ans du projet de lutte contre les stéréotypes de la bibliothèque du Grand Parc, quelques situations de la vie quotidienne ont été jouées dans théâtre par des professionnels. Le public était invité à prendre la place d’un des acteurs pour changer le déroulement de la scène.

Dominique Dat, directrice de la bibliothèque municipale du Grand Parc, à Bordeaux (Elsa Dorey/Rue89 Bordeaux)

L’une d’elle se déroule en fin de repas familial. Le fils qui ne veut pas faire la vaisselle tente de convaincre sa mère de la confier à sa sœur, qui se rebelle, et la mère essaye tant bien que mal d’arbitrer. Le père reste silencieux et au bout d’un moment, se lève pour aller regarder la télé. Un jeune garçon du public se porte volontaire pour prendre la place du père. La scène recommence, le garçon reste silencieux, puis finit par se lever. Les membres de la famille se tournent vers lui et voilà qu’il déclare « je vais regarder la télé » et qu’il va s’installer dans son fauteuil.

« Nous étions tous très étonnés, se souvient Dominique Dat. Pour lui, l’élément qui ne collait pas dans cette scène n’était pas que le père n’intervienne pas mais qu’il n’ait pas la parole. Et pourtant, cet enfant avait suivi le projet de lutte contre les stéréotypes trois ans durant ! »

Globalement pourtant, quand les professionnels discutent avec eux, les élèves comprennent et reconnaissent qu’ils ont les mêmes droits, qu’ils ont le droit d’être différents. De l’avis de Pierre Baylet, partagée par tous les acteurs de cette promotion de l’égalité : « C’est peut-être le début d’un processus d’émancipation… du moins le souhaite-t-on. »

Aller plus loin

Premier volet de cette enquête « Livres jeunesse : une trop sage image de la famille »

La famille dans les albums jeunesse vue par le Centre national de documentation pédagogique

Et par le blog Citrouille des librairies Sorcières

Sur le site Sens Critique, une sélection d’albums jeunesse « pour changer des stéréotypes sur la mère au foyer et le père au boulot »


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