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Livres jeunesse : une trop sage image de la famille (I)

N’en déplaise à Jean-François Copé, peu de livres d’images destinés aux enfants ont une vision révolutionnaire. Rares sont ceux qui parlent de familles monoparentales, homoparentales ou recomposées, ou même de papas faisant le ménage et la cuisine. Ces albums sont en plus la cible de critiques. Premier chapitre de notre enquête.

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Livres jeunesse : une trop sage image de la famille (I)

Chez les Porchon, toute l’organisation de la maison repose sur les épaules de madame... A Calicochon, un livre d'Anthony Browne (DR)
Chez les Porchon, toute l’organisation de la maison repose sur les épaules de madame… A Calicochon, un livre d’Anthony Browne (DR)

La semaine dernière, le gouvernement a fait machine arrière concernant le projet de loi sur la famille, qui visait en particulier à mieux accompagner dans leur projet de vie les familles recomposées. La manif pour tous, véhiculant une vision très traditionaliste de la famille, crie victoire. Du côté des adultes donc, il n’y aura point de débat sur la question en 2014.

Mais on n’arrête pas pour autant de parler beaucoup de famille aux enfants, en particulier dans ce qui constitue une de leur première fenêtre d’ouverture sur les codes sociétaux : l’album jeunesse. Si Jean-François Copé s’est illustré en vouant aux gémonies le livre « Tous à poil », les albums jeunesse véhiculent une image bien peu révolutionnaire. Elle est au contraire très traditionnelle et correspond ainsi peu à la réalité.

Sur plus de 70 000 titres parus en France, la plupart des livres d’images présentent une famille « idyllique » : maman + papa + enfant(s). Alors que seules 43 % des familles françaises sont composées d’un couple avec plusieurs enfants, trop peu d’albums abordent la diversité des structures familiales – monoparentales, homoparentales, sans enfants, recomposées. Encore moins les difficultés au sein de celles-ci.

Certains font exception. L’heure des parents de Christian Bruel et Nicole Claveloux (éditions Thierry Magnier) illustre cette diversification des familles. En attendant ses parents à la sortie de l’école, Camille, un petit fauve de sexe indéterminé rêve des diverses familles qu’il pourrait avoir : l’hétéroparentalité, avec Mathilde et Hugo qui « inventent des livres avec des images », la famille recomposée, comme celle de Louise (la lionne), Grand Fou (le loup) et leurs deux louveteaux, la famille homoparentale comme celle de Nelson et Paul ou d’Alice et Maud. Au fil des pages, on croise aussi une famille monoparentale « les parents de Camille s’appellent Juliette et… c’est tout »), et même une communauté.

Pour Dominique Rateau, présidente de l’association Quand les livres relient et chargée de mission à l’agence régionale ECLA, « c’est un livre qui permet l’ouverture des possibles ».

« Massivement, l’album jeunesse ne va pas au-devant de la société, il n’est pas en avance sur son temps », assure Ariane Tapinos, responsable de la librairie jeunesse Comptines, à Bordeaux.

La « promotion » fantasmée des familles homosexuelles

Mes deux papas de Juliette Parachini-Deny et Marjorie Béal (Des rond dans l’eau) est sorti le 24 mai pendant le vote de la loi sur l’ouverture du mariage et de l’adoption aux couples de même sexe. L’histoire : deux oiseaux, Tom et Enzo, découvrent un œuf abandonné. Ils le protègent et un jour, un oiseau, Lilou, éclot. Ils décident alors de l’élever.

« Mes deux papas », un livre mis à l’index par les anti mariage pour tous. (DR)

N’ayant jamais vu de famille homoparentale dans leur entourage, les enfants interrogés à la médiathèque de Mériadeck répondent souvent spontanément que non, Lilou et ses deux papas ne forment pas une vraie famille.

Madeleine, 7 ans : « Pour moi ce n’est pas une famille, parce qu’une famille c’est avec un papa et une maman ».

Fidèle à sa logique, la petite fille estime qu’une maman seule avec son enfant, ce n’est pas vraiment une famille non plus.

Léa, 7 ans, s’interroge d’abord : « Est-ce que c’est deux frères ? Où est la maman ? ». La petite fille a déjà discuté avec ses parents de la question :

« Oui, ce sont des parents homosexuels. Il y a deux papas donc on met un  « s » à la fin de papa. Mais Lilou aurait pu avoir ces parents-là, où d’autres parents, l’histoire se serait passée pareil et ça ne me pose pas de problème. »

A Paris, dans quelques librairies, plusieurs exemplaires de l’ouvrage ont été cachés, volés et détériorés. Depuis le vote de la loi cependant, Ariane Tapinos n’a constaté qu’une faible augmentation des livres abordant la question de l’homoparentalité. Elle parle d’un « petit effet d’aubaine, de quelques livres qui se comptent sur les doigts d’une main… dont certains ne marqueront pas la littérature jeunesse ! ».

La « promotion » des familles homosexuelles n’est donc pas plus en vogue à l’école – comme on l’a entendu lors du débat sur l’enseignement de l’égalité fille et garçon dans l’ABDC de l’égalité – que dans les albums jeunesse.

Des livres qui ne correspondent plus à la réalité

Les auteurs seront toujours amenés à faire un choix : soit leur album jeunesse représente la vie réelle – ou une réalité (dé)passée –, soit il reflète leur désir de représenter une société plus égalitaire.

« Il y a des moments où il est nécessaire que le livre jeunesse reflète la réalité, explique Ariane Tapinos. Par exemple, au sujet de la séparation. Dans Les trois caprices de Maya, de Geoffroy Dussart et Anne-Catherine De Boel (L’école des loisirs), la gamine espère que les parents vont se réconcilier et… ils se réconcilient. Ce livre on ne le vend jamais, parce qu’on est ici dans le fantasme de l’enfant. Dans la réalité, ce n’est pas comme ça que ça se passe. De plus, quand les adultes souhaitent expliquer la séparation à l’enfant, c’est rarement pour lui donner l’espoir que ça va changer. »

Un autre type d’album, celui qui fait perdurer une image de la société qui n’existe plus.

« Dans beaucoup de livres on parle encore de l’heure des mamans, de fait, à la sortie de l’école maintenant, il n’y a pas uniquement des mamans ».

Même constat en ce qui concerne la représentation du travail des parents. Dans « Le sexisme au programme ? Représentations sexuées dans les lectures proposées aux élèves », une étude de 2009 effectuées sur 118 albums, 112 personnages masculins exercent une activité professionnelle contre 19 personnages féminins, ceci alors que plus de 80 % des femmes de 25 à 54 ans exercent aujourd’hui une activité professionnelle.

Ce que les auteurs inscrivent dans les albums ne correspond donc plus à la réalité. Christian Bruel est auteur et éditeur, fondateur du « Sourire qui mord » puis des éditions Êtres. Pionnier de l’étude du sexisme dans la littérature jeunesse, il complète :

« Une étude de Carole Brugeilles l’affirme, dans les albums, ce qui est féminin est quasi systématiquement rapporté à la position de maternage, de maternité. »

L’impact sur les enfants et leur projection dans l’avenir est énorme.

Quand l’ours rentre du travail, il se repose

Parfois, le livre s’attarde sur la relation d’un des parents avec l’enfant. Ariane Tapinos les a observés de plus près.

« Je me suis rendue compte que quand le gamin est présenté seul avec papa, il peut faire plein de trucs formidables : quand il prend le bain, il peut mettre de la flotte partout, il peut manger ce qu’il veut, au lieu de lire un livre, il en lit quatre ou cinq… En creux, ce que dit l’album, c’est qu’avec maman ça ne rigole pas : on mange des fruits et des légumes et on va se coucher à l’heure. »

Dans l’album, chaque parent possède ses attributs : tablier, chaussures à talons, bijoux, bébé pour la mère ; cartable, lunettes, fauteuil et journal pour le père. L’enfant classe chaque sexe en fonction de ses accessoires. Dans une étude effectuée par l’association « Du côté des filles », 50 enfants ont dû dire s’ils voyaient un mâle ou une femelle devant l’image d’un ours avachi dans un fauteuil. Quasiment tous voient un mâle (93 %), mais le plus intéressant, c’est quand on leur demande pourquoi :

« Il me fait penser à un père parce qu’un père ça travaille dehors et gagne de l’argent, puis quand il rentre, pendant que la mère fait la cuisine, lui se repose », déclare l’un d’eux.

D’autres répondent : « Les mères ne se reposent pas, elles font plutôt le ménage », ou bien « ça ne pourrait pas être la mère. La mère a toujours quelque chose à faire, et elle ne s’affale pas comme ça ! ». Pour transformer l’ours en ourse, il faudrait lui ajouter un tablier, des bijoux, des chaussures à talon, une jupette, voire même pour Anaïs, changer le fauteuil et la mettre debout dans la cuisine.

Les parents voient les mêmes choses que leurs enfants. Mais une remise en question de la division des rôles leur semble difficile, voire dangereux. Un père déclare : « Si les livres proposent des images sexistes c’est que les modèles culturels auxquels ils se réfèrent sont en fait rassurants ».

Deux fois plus de héros que d’héroïnes

On y trouve deux fois plus de héros que d’héroïnes. Mais à l’inverse, « les mâles dans leur dimension dominante ont été évacués », note Christian Bruel. En conséquence, la violence verbale et physique dans la famille, le plus souvent exercée par les pères, est très peu représentée. Pourtant ces situations sont vécues par un certain nombre d’enfants qui auraient besoin de constater que leur situation n’est ni isolée, ni normale.

« Un air de famille », de Moni Port et Philip Waechter, parle d’une petite fille dont le père est un « hurleur », et qui décide d’elle-même de partir dans une famille d’accueil. Si enfant et parents se rencontrent de nouveau ensuite, c’est sous la surveillance de l’accueillante, seulement pour une visite ponctuelle. Cette fin contourne le côté dramatique de l’éloignement parent/enfant tout en évitant le classique « ils vécurent tous heureux ».

Tous ces livres qui proposent une représentation de la famille plus vaste ne sont pas des best-sellers, mais il est important pour les librairies, les écoles et les bibliothèques de les proposer aux enfants pour qu’ils se projettent dans un modèle qui leur correspond peut-être plus. Dominique Rateau rappelle : « Ce qui est intéressant, c’est d’apporter le doute dans les réponses faites aux enfants sur la lecture de l’ouvrage. Il faut leur laisser de l’espace afin qu’ils puissent formuler des hypothèses que nous, adultes, n’avons jamais eues. »

Aller plus loin

La famille dans les albums jeunesse vue par le Centre national de documentation pédagogique

Et par le blog Citrouille des librairies Sorcières

Sur le site Sens Critique, une sélection d’albums jeunesse « pour changer des stéréotypes sur la mère au foyer et le père au boulot »


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