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Festival Sigma : de la création à l’archive

Plus que quelques jours avant que ne s’achève l’exposition Sigma au CAPC (14 novembre 2013 – 2 mars 2014). Entre le festival et son exposition, un étrange itinéraire.

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Festival Sigma : de la création à l’archive

La Fura dels Baus, exposition Sigma au Capc (WS/Rue89 Bordeaux)
La Fura dels Baus, exposition Sigma au Capc (WS/Rue89 Bordeaux)

Le festival Sigma, créé à Bordeaux à l’automne 1965, hébergé un temps dans l’Entrepôt Lainé, chassé ensuite pour laisser place au CAPC, se retrouve objet d’une exposition dans la nef du même entrepôt.

Clin d’œil, ironie de l’histoire, retour et fin. La nef abrite pour quelques jours encore des documents d’archives qui, pour l’essentiel, ont été prêtés par les archives municipales de Bordeaux et par l’INA. Roger Lafosse, père fondateur et commissaire de Sigma jusqu’en 1996, date à laquelle le festival disparaît de la scène bordelaise, a pris soin quelques mois avant sa mort de léguer ses archives à la ville de Bordeaux.

Le parti pris des organisateurs de l’exposition n’est pas négligeable. Il s’agit de centrer le propos sur l’archive dans l’enceinte d’un centre d’arts plastiques contemporains, il mérite d’être salué. L’effet de contraste n’est finalement pas si surprenant car Sigma résonne encore dans les mémoires et dans les murs du CAPC comme un festival de la modernité, comme un festival d’avant-garde.

« Semaine de recherche et d’action culturelle »

Tout a été dit ou presque sur « cette semaine de recherche et d’action culturelle » qui a duré plus de 30 ans sur les bords de Garonne, dans une cité de province réputée des plus froides. Mais il faut toujours se méfier des clichés. Et d’abord comment expliquer le succès et la longévité d’un tel événement culturel dans une ville a priori rétive aux avant-gardes artistiques ?

L’explication principale réside avant tout dans la sensibilité artistique de Roger Lafosse, dans son inlassable passion de découvreur, sa force de persuasion auprès des artistes et des politiques. Il parviendra ainsi à provoquer un effet de rupture dans le paysage culturel bordelais, « une guerre esthétique » contre la tradition, un front intellectuel aux antipodes du Mai musical et de la programmation du Grand Théâtre.

L’avant-garde est aussi par définition en avance sur son temps et Roger Lafosse a voulu être l’un des premiers à montrer ce que d’autres structures de diffusion n’ont pas eu l’audace ou l’intuition de proposer. Ce sera le Living Théâtre, Sylvano Bussotti, Jean-Jacques Lebel, Pierre Henry, Pink Floyd, Magma, Zouc, Jérôme Savary, Jango Edwards, le Cirque Aligre, Bartabas, Carolyn Carlson, La Fura dels Baus…

Dans un grand mélange des formes et de registres artistiques, Sigma secoue l’arbre de la création et de la pensée pour en récolter les fruits les plus insolites et les plus prometteurs. Provocation, outrance ont accompagné ses formes nouvelles dérangeantes. Des spectateurs invités à lacérer les décors de « La passion selon Sade » de Sylvano Bussotti (Sigma 3) s’en souviennent encore, ou ceux des nuits blanches de Pierre Henry à l’Alhambra, diffusant sa messe électronique ou « Messe de Liverpool » (Sigma 2) sur un ring, autour duquel des matelas accueillent le public.

Un festival scandaleux, doublement scandaleux

L’aile gauche du conseil municipal de Jacques Chaban-Delmas crie alors au scandale. Sigma est en effet scandaleux, doublement scandaleux. S’il échappe aux normes esthétiques traditionnelles, il esquive aussi les classements politiques trop faciles. En effet, il ne faudrait pas l’oublier, le festival n’a pu exister que parce que Roger Lafosse a su décrocher l’approbation et le soutien durables de Jacques Chaban-Delmas, maire de Bordeaux de 1947 à 1995.

Sigma est même devenu un fleuron de la politique culturelle chabaniste initiée en 1950 avec le très classique Mai musical, renouvelée en 1965 en direction de la modernité par Sigma, puis dix ans plus tard avec le CAPC. Ce que souhaite Chaban c’est rompre avec le localisme : « La chose n’a jamais été tentée, pas même à Paris » (conseil municipal du 1er février 1965). Prestige externe, carrière nationale, l’homme de la Nouvelle société sait saisir l’air du temps, écouter les inventeurs de sa cité, Roger Lafosse, Jean-Louis Froment…

Le fait du prince n’exclut nullement la libéralité. Les opérateurs peuvent laisser parler leur imagination tout en étant financièrement bordés. Le pari est gagné, celui pour une ville de province de porter l’étendard de l’avant-garde. S’il est un domaine où le centralisme a la vie dure c’est bien celui de la création artistique. Sigma et Chaban brisent ce déterminisme. Sigma surfe sur la vague de contestation qui traverse les années 1960 et 1970. René Quinson du journal Combat (29 octobre 1969) y voit « une révolte contre les bourgeois de Bordeaux et contre les marxistes ».

Pourtant la gauche dénonce un festival de prestige au service d’un maire de droite. Mais le projet de Roger Lafosse va bien au-delà de ces considérations. Il consiste à vouloir laisser libre cours aux expérimentations créatrices dans tous les arts et sous toutes les formes de productions intellectuelles. Le mouvement Fluxus héritier du dadaïsme, qui mêle soulèvement social, artistique et philosophique, qui cherche à déconstruire la distinction entre l’art et la vie, pouvait y trouver sa place.

Ainsi, Sigma reçoit en 1969 Serge Oldenburg qui donne un « Concert Fluxus Ben », sorte de performance à partir de « musique sur bandes, piano préparé, lance à incendie » [sic] et monte une exposition, « Recherche et province », où se côtoient ceux de Fluxus, Marcel Aloco, Jean Dupuy, Ben Vautier, des nouveaux réalistes, Arman, Yves Klein, des membres de Supports/Surface tel Claude Viallat.

Les conférences sont moins connues que le théâtre et les concerts ; elles ont moins marqué les mémoires, mais à regarder les thèmes abordés on retrouve des interrogations sur un monde technicien, sur la cybernétique, les mathématiques, l’ordinateur et leur rapport à l’art. Abraham Moles parmi les fondateurs de Sigma est l’un des plus actifs conférenciers, spécialiste du Kitsch et auteur d’un ouvrage sur « Art et ordinateur » en 1971, il est aussi proche de l’Oulipo. On découvre au hasard de l’exposition du CAPC un poème oulipien de Jean Lescure, un poème lettriste de François Dufrêne qui fut aussi du mouvement des nouveaux réalistes.

Un tel foisonnement a su enchanter Bordeaux pendant plusieurs décennies, en phase certaine avec la génération des baby-boomers étudiants. Les programmations à partir de la décennie 1990 sont l’objet de critiques cette fois concernant le retour de valeurs sûres. La lassitude gagne les édiles. Le budget culturel municipal atteint 27 % du budget culturel de la ville. L’exception culturelle bordelaise ne peut plus durer, Sigma finit sa course avec l’ère Chaban. Le temps des avant-gardes se dilue en cette fin de siècle médiatique où l’idée de révolution bascule dans le passé, où l’art n’est plus sacré, où le désenchantement s’installe.

Sigma hante aujourd’hui la mémoire culturelle de la ville

L’exposition du CAPC retrace trente années des découvertes de Roger Lafosse par l’affiche, le film et le son, elle se veut passerelle vers le travail historique et en cela on ne peut lui faire reproche. On regrettera seulement qu’elle n’accorde pas de place suffisante à la chronologie et surtout à une présentation didactique des courants et des personnalités les plus marquantes en les resituant dans leur époque. La visibilité en aurait été meilleure et l’apport historique véritable.

Elle reste en soi un événement hommage à Roger Lafosse et on ne peut que s’en réjouir. Elle révèle surtout que Sigma fait officiellement partie de l’histoire de Bordeaux. Rappelons cependant que la démarche de confier les archives à la ville ne fut pas aisée, Roger Lafosse menaçait même de brûler cette mine place des Quinconces.

Le rapport du festival et de son commissaire ne furent donc pas si paisibles avec le politique et l’institutionnalisation ne fut jamais acquise, ce qui a suggéré ces mots au journaliste et écrivain Pierre Veilletet : « Dans l’histoire de Sigma me frappe avant tout son nomadisme : peu de bagages, pas de meubles, beaucoup de déménagements… Plus voisin de la précarité que de l’embourgeoisement. Plus proche du loup que du chien de la fable. »

Sigma hante encore aujourd’hui la mémoire culturelle de la ville en tant que modèle d’une politique événementielle réussie, inégalée. Novart a bien tenté de combler le manque, Evento de le dépasser, rien n’y a fait. Bordeaux n’a pas retrouvé cet élan créateur, cette exigence de qualité mêlée d’impertinence, en phase avec une époque et un public.

L’alchimie tenait aux hommes certes, acteurs culturels et acteurs politiques, à la capacité d’écoute de ces derniers autant qu’à la place dévolue à la création. Dans un monde où la valeur marchande et l’audience sont les critères de la réussite, l’affadissement festif a malheureusement plus de chance de capter l’attention du politique.


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