« Vous avez eu une chance inouïe de pouvoir parler avec eux, ils ont normalement pour consigne de refuser toute interview avec les journalistes, qui plus est pour Rue89 ! » déclare Roger Gonnet, ancien scientologue fermement engagé dans la lutte contre la secte, que j’ai contacté suite à ma rencontre avec des scientologues en plein Bordeaux. Pourtant, c’était tout sauf une rencontre préméditée, raison pour laquelle, sans doute, j’ai pu pénétrer dans leur univers. Récit de cette aventure.
Marche rapide cours Alsace-Lorraine. Je lorgne le tram A place Pey Berland, tout en calculant si j’ai le temps d’atteindre sur le trottoir d’en face la boite aux lettres de La Poste. Un homme posté au coin de la rue lance dans ma direction :
« Bonjour, est-ce que vous auriez quelques minutes pour répondre à un questionnaire et apprendre à gérer votre stress ? »
Le tram repart de l’arrêt Sainte-Catherine, en courant je pourrai encore l’avoir. Mais la question m’a fait ralentir et sans trop savoir comment, je me retrouve postée devant le gaillard. Oubliant la boîte aux lettres, je réponds :
« Pourquoi pas ? »
Je m’attends à un questionnaire à choix multiples digne des tests de personnalité du dernier Marie Claire. Au lieu de ça, il m’invite à le suivre dans la rue Cheverus. Quel que soit le produit qu’il souhaite vendre, ce type n’arrivera pas à convaincre les passants en les attirant dans une ruelle sombre. Néanmoins, il n’a pas l’air méchant, je finis par le suivre.
Une excursion dans l’univers de la dianétique
« Excusez-moi Monsieur, vous m’emmenez où là ? »
« C’est tout près, vous verrez, je vais vous montrer un film à propos de la …nétique ».
Qu’est-ce qu’il a dit ? Pas compris. Je croyais que c’était un questionnaire… A quelques pas, j’aperçois une vitrine dans laquelle trônent des posters, et des livres, des jaquettes de CD. Sur tous, la même illustration : un volcan en éruption, un titre : La dianétique, et un nom : Ron Hubbard. J’entre dans ce qui pourrait être la salle d’attente d’un service administratif (avec un poster du volcan sur l’un des murs). Une femme souriante, la quarantaine, s’avance et prend la suite du gaillard.
« Bonjour Madame, est-ce que je peux vous appeler par votre prénom ? C’est… ? Elsa ? Bonjour Elsa, est-ce que vous avez déjà entendu parler de la dianétique ? » Négatif. « Alors avant de faire notre entretien sur votre stress, je vous propose de visionner une petite vidéo de cinq minutes, je viendrai vous chercher ensuite. »
Un disque dur sur pattes
La voix off de la vidéo m’explique que les expériences douloureuses de mon passé ont un effet sur ma conduite dans le présent et mon cerveau enregistre et accumule absolument tout ce qui se passe dans mon quotidien.
En réalité, nous ne sommes pas un disque dur ambulant. Le cerveau est en constante restructuration : il créé des connexions entre les neurones qui s’effacent rapidement si le circuit neuronal associé au souvenir n’est pas activé régulièrement. L’oubli d’une partie des informations est d’ailleurs essentiel au souvenir des autres.
La voix off explique ensuite la différence entre le mental analytique, qui « pense, se rappelle et fait des calculs » et le mental réactif, qui « emmagasine les souvenirs d’expériences douloureuses ». Conclusion : la dianétique peut révéler ces souvenirs et nous en libérer. Fin de la projection.
Grand sourire, on m’installe dans la « salle d’attente », derrière un paravent de fortune. En jargon scientologue, la séquence qui suit s’appelle une audition. Une machine qui semble tout droit sortie des années 1980, jaune pâle, un peu plus grosse qu’une boîte à chaussures, est installée sur une table.
« Alors, est-ce que cette vidéo vous a plu ? »
Sans répondre directement, je leur demande à tout hasard.
« Seriez-vous scientologue ? »
J’ai pensé à une secte à cause de l’affiche sur la dianétique, des sourires béats du clip vidéo et du discours douteux sur les capacités de notre cerveau. J’ai testé l’une des plus connues : dans le mille.
« Je suis journaliste et je vais peut-être utiliser cet entretien pour faire un article. »
Elle acquiesce, ça ne semble pas lui poser de problème.
La machine qui détecte les pensées négatives
« Le mental réactif est une partie de notre mental qui fait que la personne ré-agit et n’agit plus, déclare mon auditrice. Par exemple, si je laisse tomber mes feuilles par terre, je réagis en les ramassant machinalement. Le stress nous empêche d’agir et ne nous permet que de réagir. La dianétique est une technique pour mieux s’en libérer. Cette mise au clair du mental s’opère grâce à cet électromètre. On va faire le point sur ce qui provoque du stress chez vous. »
Elle m’installe avec, dans chaque main, un cylindre métallique relié par un fil électrique à cet engin d’un autre temps. Au centre, une aiguille se met à osciller. L’entretien commence.
« Pourriez-vous penser à une personne de votre entourage ? Là, je note un pic de stress. Est-ce qu’il vous arrive de ressentir du stress en la présence de cette personne ? »
Pas décidée à révéler ma vie privée à cette inconnue, je botte en touche. Elle attaque sous un autre angle, les yeux rivés sur l’aiguille.
« Est-ce qu’il y a d’autres situations qui provoquent du stress chez vous ? »
Le travail. Je fais dans l’originalité : ce doit être une des réponses les plus communes à ce genre d’entretien.
Electroencéphalogramme plat
Tandis que je lui raconte – de bonne grâce cette fois – les mésaventures de ma vie de journaliste, je m’amuse avec l’appareil. Si je desserre un peu la pression autour des cylindres, l’aiguille plonge à gauche, et la scientologue est obligée de régler l’appareil. Tension plus forte, l’aiguille penche à droite. Mais pas toujours avec la même netteté. L’appareil mesure donc bien quelque chose, mais quoi ? Mon manque de concentration se remarque, l’entretien capote un peu. Silence gêné.
« Est-ce que vous pouvez m’expliquer le fonctionnement de l’électromètre ? »
Elle m’explique alors que le stress produit des ondes négatives, ou interférences négatives, captées et mesurées par l’appareil. Selon elle, c’est comme ça qu’on identifie en scientologie la source de nos soucis.
Mais s’il est possible de mesurer l’activité cérébrale du cerveau, il est en revanche impossible de différencier une onde issue d’une pensée positive ou négative : elles ne sont pas distinctes. L’appareil scientifique utilisé en laboratoire de recherche pour mesurer l’activité cérébrale s’appelle l’électroencéphalogramme, ou EEG. Après plusieurs heures d’installation – les électrodes sont placées sur le cuir chevelu – puis de paramétrages, il ne peut reconnaître que des signaux très simples et très caractéristiques comme ceux émis lorsque l’utilisateur imagine un mouvement du pied ou de la main. Ça s’arrête là.
Quant à l’électromètre, c’est un simple ohmmètre. Cet instrument mesure la résistance avec laquelle le corps s’oppose au passage d’un courant électrique. La résistance du corps et l’intensité de ce courant varient en fonction de l’activité cérébrale, certes, mais aussi de la pression des mains sur les cylindres (les électrodes de l’appareil), de la surface de la peau en contact avec l’appareil, de son humidité, etc. Tout ceci fait bouger la fameuse aiguille.
[aside, align= »right »]La secte en quelques chiffres
La scientologie est un mouvement créé en 1953 par Ron Hubbard, un auteur de science-fiction. Selon les législations, elle est considérée comme une secte dans certains pays, dont la Belgique et la France, et comme une Église dans d’autres (États-Unis, Espagne, Hollande ou encore Suède). Elle revendique 12 millions d’adeptes dans le monde, 45000 dans l’Hexagone. En France, la secte a fait l’objet de plusieurs condamnations dont la dernière a été prononcée le 16 octobre 2013 par la Cour de Cassation pour « escroquerie en bande organisée ».
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La scientologie avance à couvert
Mon auditrice m’explique ensuite que les scientologues sont considérés comme une Église dans beaucoup de pays. Mais pas dans le sens religieux du terme, dans son sens étymologique plus large. Le mot église vient du mot latin ecclesia qui signifie assemblée, l’idée étant de relier les personnes ayant une même pensée, des positions communes. « Chacun évolue à son rythme, pour créer un monde sans folie, sans criminalité, sans guerre », m’explique-t-elle en me proposant au passage d’acheter le livre de Ron Hubbard à 17€ « pour me documenter sur la dianétique ».
« Avec de si bonnes intentions, pourquoi ne voit-on pas inscrit le nom de votre Eglise dans cette vitrine ? »
Elle répond, gênée :
« On a changé de vitrine récemment, on n’a pas eu l’occasion d’afficher à nouveau notre panneau… Au fait, votre article, vous l’écrirez pour qui ? »
« Surement pour Rue89Bordeaux. »
« Ce serait possible de le relire avant sa sortie ? Parce que vous comprenez, on dit tellement de choses dans les médias… »
Oui, je comprends. Mais non, il n’y aura pas de relecture. Après les avoir remercié, je m’éclipse et décide de pousser l’enquête. Je pars à la recherche de témoignages d’anciens adeptes.
Roger Gonnet a été scientologue de 1974 à 1983, et fut même président de l’Église de scientologie dans la région lyonnaise avant de retourner sa veste. Il est maintenant connu pour sa lutte contre la secte et a été entendu par la commission d’enquête sur les sectes du parlement national en 2006 ainsi que devant la commission sectes du Sénat en 2013. Lorsque je lui demande pourquoi les scientologues ne s’affichent pas dans le QG bordelais, il répond :
« Mensonge, toute la scientologie est basée sur le mensonge. Ils ne peuvent pas dire la vérité sur la scientologie, sinon les gens font demi-tour immédiatement ! »
Faux souvenirs induits
Il manque une étape à mon « initiation » : en temps normal, l’audition est suivie d’un test de personnalité en 200 questions.
« Le test OCA, pour Oxford Capacity Analysis, permet d’identifier quelles sont les difficultés que vous rencontrez dans votre existence. Mais c’est un trucage d’un bout à l’autre : vous sortez toujours avec un résultat négatif, on vous dit alors que vous êtes dangereux pour les autres et que vous pouvez vous améliorer grâce à la scientologie. »
Le système d’endoctrinement de la scientologie est en grande partie basé sur l’électromètre. Celui-ci ne « mesure » pas que le stress, il servirait aussi, selon leurs dires, à « détecter » les « moments d’inconscience et de douleur du passé », en d’autres termes, les traumatismes. Il arrive parfois au cours d’une audition – coïncidence – que la machine affiche un pic d’activation juste au moment où la personne auditée se remémore un évènement douloureux. Après quelques auditions, celle-ci va faire confiance à l’engin, à tel point qu’elle se met à douter d’elle-même. Lorsque l’électromètre « détecte du stress » suite à une question posée par l’auditeur et que la personne auditionnée n’en trouve pas la raison, l’auditeur va la tanner jusqu’à ce qu’elle « trouve », ou plutôt qu’elle invente, une explication. Un exemple ?
« Imaginez que l’auditeur vous demande si vous avez eu un jour un problème avec une voiture rouge. Si l’auditeur détecte du stress grâce à l’électromètre, il va vous reposer encore et encore la même question, tant que vous ne retrouvez pas dans vos souvenirs ce supposé problème. Je vous garantis que vous allez finir par fabriquer la réponse, et imaginer par exemple que vous avez assisté très jeune à un accident de voiture tragique impliquant un véhicule rouge. »
200 000 € pour un peu de science-fiction
Il m’explique ensuite qu’au sein de la secte, tout scientologue évolue vers la « liberté » en passant des niveaux.
« Bien évidemment, la liberté totale est toujours au niveau suivant, qu’il va falloir monnayer. Si le scientologue chargé de fourguer les niveaux n’arrive pas à vendre à quelqu’un qui a fini le sien celui d’après, il va méchamment se faire réprimander et être obligé de prendre des cours supplémentaires, souvent payants, pour développer ses aptitudes. »
Huit versions de l’électromètre sont successivement sorties, la dernière coûtant 4800€. Les grands pontes de la secte tentent de faire invalider les anciennes versions, prétextant qu’elles ne sont pas assez précises dans la détection des charges mentales, afin que toutes les personnes qui ne possèdent pas la dernière version soient obligées de l’acquérir.
L’ancien scientologue est allé au plus haut niveau dans le cursus. On lui a notamment révélé l’un des plus grands « secrets » de la secte, inventé de toute pièce par Ron Hubbard, fondateur de la secte et écrivain de science-fiction. Ce secret coûte la modique somme de 200 000 € à chaque scientologue qui veut avoir l’honneur, après des années de pratique dans la secte, de l’entendre. Si celui-ci est détaillé sur plusieurs sites internet, il est interdit à tout scientologue qui n’est pas encore arrivé à ce niveau de l’écouter ou de l’évoquer, car cela lui sera, selon la secte, fatal. Il me le confie de bon cœur.
76 planètes sous la coupe du tyran Xenu
« Il y a 75 millions d’années, un tyran intergalactique dénommé Xenu avait mis en esclavage 76 planètes. Sur chacune d’elle en moyenne vivaient 178 milliards d’habitants. Il fallait donc résoudre le problème de surpopulation. Xenu décida de congeler les habitants, de les embarquer dans des avions DC8 à réaction, à destination des volcans terrestres. Une fois dans ces volcans, des superbombes atomiques furent lancées dans les cratères, je vous passe les détails. Xenu, appliqué, avait mis des filets électroniques pour récupérer les âmes de ces personnes. Pendant 30 jours, il a alors fait visionner aux âmes des films en 3D qui leur présentait le monde actuel. C’est de la Grande science-fiction ! »
Un petit rire triste, puis il reprend.
« Les âmes se sont greffées sur chaque habitant de la planète Terre et sont capables de les influencer. Les scientologues vous apprennent ainsi que vous n’êtes pas seul, qu’il y a des milliers d’âmes parasites à bord du même corps. Ils vont donc devoir payer cher pour se débarrasser de ces âmes appelées les body thétans. »
A partir de là, tout est prétexte à évoquer ces âmes parasites.
« Si la plante de pied gauche d’un scientologue le chatouille, ce doit être à cause d’un de ses body thétans. Les scientologues leur parlent par télépathie. Ils découvrent leur identité – tient, celui-ci sera peut-être un oiseau bleu. Cette télépathie identitaire est sensée les faire partir, en tout cas les scientologues en sont convaincus. »
Dans le rapport des auditions de la commission d’enquête sur les sectes de 2006 au Parlement dans laquelle Roger Gonnet intervenait en tant que témoin. Martine David, alors députée de Rhône qui a bien étudié le sujet, tente d’expliquer :
« Pour entrer dans une secte, il faut rencontrer la mauvaise personne au mauvais moment qui vous tient le mauvais discours. Pour en sortir, il vous faut rencontrer la bonne personne au bon moment qui vous tient le bon discours. »
Cet aveuglement à long terme serait donc le fruit d’un malheureux concours de circonstances. Roger Gonnet évalue le parcours complet en scientologie entre 350 000 et 400 000 €. Les 1500 scientologues restant en France – la secte est en perte de vitesse – ne sont pas encore tombés sur cette fameuse personne providentielle qui leur ouvrira les yeux. Ils continuent leur parcours dans la secte en tentant au passage de recruter de nouveaux adeptes.
L’électromètre des scientologues sur le blog de Sciences et Avenir
Site de Roger Gonnet
Le site de la mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires : Miviludes
Rapport 3507 de la commission d’enquête relative à l’influence des mouvements à caractère sectaire et aux conséquences de leurs pratiques sur la santé physique et mentale des mineurs (2006)
Rapport 1480 de la commission d’enquête du Sénat sur l’influence des mouvements à caractère sectaire dans le domaine de la santé (2013)
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