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Jean-Louis Triaud, bon père crocodile des Girondins

Le président des Girondins, également viticulteur dans le Médoc, est un amoureux du sport et du club qu’il dirige seul depuis 17 ans, avant de passer la main ce jeudi 9 mars. L’homme a su forcer son destin… Retour sur les succès et les échecs et d’une personnalité incontournable de la région.

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Jean-Louis Triaud, bon père crocodile des Girondins

Quand un journaliste appelle Jean-Louis Triaud, il est rarement bien accueilli. Souvent par des « Qu’est-ce que tu viens m’emmerder encore ? » ou un « Pourquoi tu me casses les couilles ? », selon l’humeur du jour. Mais il décroche toujours son téléphone, même quand il est en train de finaliser les ultimes détails pour la venue sur le banc des Girondins de Willy Sagnol. « A part deux-trois conneries qu’il faut encore régler, c’est fait », lâche-t-il, quelques heures avant l’officialisation de l’arrivée de l’ancien international français.

C’est du Jean-Louis Triaud pur jus : un peu bourru, rentre-dedans, au verbiage décomplexé, mais aussi disponible, cash et, dans le fond, sympathique. Difficile de déceler une once de méchanceté derrière ces premières phrases pourtant peu cordiales, lâchées dans un demi-sourire et avec un accent bordelais qui arrondit les mots. « Faire mon portrait ? Ca va prendre huit jours, et puis ce n’est pas très intéressant… » Au contraire.

Car si le parcours de Jean-Louis Triaud, 64 ans, ressemble à une trajectoire rectiligne, c’est aussi une succession d’opportunités qu’il a su saisir les unes après les autres, et qui ont permis à ce jeune homme issu d’une famille de la bonne bourgeoisie bordelaise de devenir une figure incontournable de la ville et du foot français. Deux rencontres, faites sur les bancs de la fac de droit et à Sciences Po, contribueront ainsi largement à tracer son destin.

« Il préférait aller draguer les filles de propriétaires viticoles »

La première est celle de Françoise Martin, fille d’Henri Martin, grande figure médocaine, propriétaire des châteaux Saint-Pierre et Gloria, et ancien président des Girondins de Bordeaux, entre 1961 et 1971. Jean-Louis Triaud noue ainsi son premier lien avec le football, lui qui était plutôt branché rugby, qu’il a pratiqué en première division au Stade Bordelais, à l’époque où l’ovalie était loin du professionnalisme actuel du Top 14. S’il est incontournable sur le terrain, il fait souvent l’impasse sur les troisièmes mi-temps…

« Il préférait aller aux bals avec les filles de propriétaires viticoles de la bourgeoisie locale, rigole un habitué du club et fin connaisseur de l’histoire des Girondins. Il avait l’ambition de bien se placer. Il a toujours eu ce côté ambitieux, un peu opportuniste. »

Triaud se marie en 1974 et son beau-père, alors âgé de 70 ans, propose à sa fille et à son gendre de prendre en main l’exploitation. Ça tombe bien, Jean-Louis sort tout juste et sans panache d’études « qui préparaient à tout et surtout à rien », et certainement pas à la viticulture. Pourtant, sa famille n’était pas étrangère au vin : un père attaché commercial et une mère femme au foyer, certes, mais aussi un grand-père maternel qui possédait 6 hectares en Médoc et où, plus jeune, il se rendait régulièrement.

L’équipe des Domaines Henri Martin, à la tête desquels Jean-Louis Triaud a succédé à son beau-père (DR)

Un VIP à Lescure

Parallèlement à la gestion de la propriété, Jean-Louis Triaud fait peu à peu son trou aux Girondins, un club pour lequel il jure avoir « toujours eu un petit faible ». Son beau-père lui propose régulièrement de l’accompagner en loges, au Parc Lescure, pour les gros matchs.

Et Triaud y fait sa place : un de ses voisins médocains fait partie des dirigeants de l’époque et cherche des viticulteurs qui pourraient fournir des bouteilles pour les réceptions des partenaires après les matchs de coupe d’Europe. Triaud ne laisse pas passer sa chance, gratte des caisses à droite et à gauche. Et se fait un petit nom dans les tribunes cosy de Lescure.

Dans les années 90, Triaud, notable influent et proche d’Alain Juppé, crée le « Club des grands crus », rassemblement de propriétaires viticoles partenaires des Girondins, et intègre en 1993 le conseil d’administration du FCGB.

Après Afflelou, Triaud voit grand

A l’époque, celui-ci est dirigé par Afflelou, est possédé par une multitude de petits actionnaires, et traîne surtout le boulet de l’après Claude Bez, président fantasque dont la gestion avait conduit le club à une relégation administrative en deuxième division pour un déficit budgétaire de 45 millions d’euros en 1991. Afflelou quitte brusquement le club en mai 1996, après s’être mis à dos une partie des joueurs et du staff en place.

« Et là, il dit dans une interview à L’Equipe, sans en parler à personne auparavant ni me consulter, que je suis le nouveau président », se souvient Jean-Louis Triaud.

Le lunettier a un souvenir plus amer de l’épisode.

« Au départ, ce devait être un intérim. Comme quoi, il faut toujours se méfier des bras droits… Il m’a dit un jour que c’était grâce à moi si le club existait toujours. Pourtant, je n’ai jamais reçu la moindre invitation pour un match. Je pense que c’est délibéré. Est-ce qu’il avait peur que je veuille revenir aux manettes ? », racontait Alain Afflelou à L’Equipe en mars dernier.

Au printemps 1996, donc, la présidence du club change de visage mais demeure bicéphale, partagée entre Jean-Louis Triaud à la SAOS (société anonyme à objet sportif) et Jean-Didier Lange à l’association Girondins de Bordeaux, propriétaire de la SAOS. Les deux dirigeants héritent d’une situation financière délicate.

« Tout le monde est alors partisan de l’arrivée d’un partenaire financier, majoritaire ou pas, afin de sécuriser le club », se remémore Triaud.

Le président des Girondins aime bien jouer au chat et à la souris avec les journalistes (Photo Simon Barthélémy/Rue89 Bordeaux)

La petite chaîne qui monte dans la lucarne

C’est là qu’intervient la deuxième rencontre capitale faite par l’actuel président des Girondins à Sciences Po Bordeaux : il s’agit de Nicolas de Tavernost, venu du lycée bordelais de Tivoli (Triaud était lui à Montesquieu). Les deux étudiants sympathisent, deviennent amis, puis se perdent de vue quand « NDT » monte à Paris débuter une carrière qui l’amènera à prendre la direction de M6 en 1990, puis la présidence du groupe en 2000.

Dans leur quête d’un nouveau partenaire, Lange et Triaud ont chacun leur idée : Lange défend l’option ENIC, un groupe d’investissement anglais dans les secteurs du sport et des médias, là où Triaud songe à M6. De Tavernost raconte :

« Il est venu me voir trois fois, à chaque fois je lui ai répondu que le foot n’était pas trop notre truc. Il s’est finalement montré assez convaincant, et de mon côté je m’étais tourné vers une société de droits sportifs pour savoir ce que les Girondins valaient. Il est ressorti de l’audit que le club était très sain. Comme M6 cherchait de la notoriété, j’en ai parlé à Jean Drucker (patron du groupe à l’époque) et on s’est lancés. »

C’est l’époque où les chaînes télé voient dans les clubs de foot d’éventuels produits bankable – Canal Plus est alors propriétaire du PSG. M6 est choisi par le CA en 1999, juste après le titre de champion de France conquis par Bordeaux, et Triaud reste seul président en poste, Jean-Didier Lange demeurant simple membre du conseil d’administration.

Club dans le rouge, blanc comme neige

Depuis, Triaud gère le club comme ses propriétés viticoles : en bon père de famille, et à temps égal (matinées au centre d’entraînement du Haillan, après-midi à la propriété). Les résultats parlent pour lui : les Girondins sont les seuls, avec Paris, à avoir conquis les quatre titres nationaux (championnat, coupe de France, coupe de la Ligue, trophée des champions) depuis 15 ans. Le club patine depuis quatre ans ? Jean-Louis Triaud fait habilement valoir que les Girondins ne jouent plus à arme égale face aux nouveaux riches du foot français, le PSG et Monaco.

Mais la Ligue des Champions manque bel et bien au club pour équilibrer des comptes en déficit constant depuis trois ans. Les Girondins ont achevé l’exercice 2012-2013 dans le rouge de 7,7 millions d’euros, privés des juteuses retombées économiques de la C1 et plombés par une masse salariale considérable, héritage de la fin de l’ère Blanc.

L’actuel entraîneur du PSG avait fait prolonger plusieurs joueurs à prix d’or, et leurs contrats s’achèvent pour certains (Chalmé, Bellion) seulement aujourd’hui. Jean-Louis Triaud est responsable d’avoir apposé sa signature, sans doute trop désireux de voir son entraîneur poursuivre l’aventure au club.

« On s’est enflammés dans des prolongations qui ont pesé lourd dans les finances du club, ont empêché des recrutements ou l’émergence des jeunes, concède Nicolas de Tavernost. Il y a aussi eu des choix d’entraîneurs ‘olé olé’ après Blanc (référence à peine masquée à Jean Tigana, NDLR) et des recrutements qui étaient des conneries comme Christian, qu’on a acheté très cher à Paris en 2001 et qui a été nul avec nous ».

De Tavernost souligne tout de même le « bilan très positif » de Triaud, un « camarade d’enfance comme on en a pas beaucoup ».

La coupe de France, dernier trophée remporté par le club, en 2013 (Le Messager/flickr/CC)

A Bordeaux, la caution locale

C’est cette relation de confiance qui a permis à Triaud de convaincre M6 de se lancer dans l’aventure de la construction d’un nouveau stade, idée lancée par Blanc, reprise au vol par Juppé et défendue par Triaud, présent sur la liste du maire sortant aux municipales de 2008.

« Triaud, c’est l’interface entre M6 et la municipalité, l’ancrage local qui facilite les choses, et heureusement parce que les négociations autour de ce projet ont été tendues. C’est sans doute lui qui a négocié pour que M6 rajoute 20 millions d’euros cash en plus du loyer annuel », confie Frédéric Laharie, qui suit le club pour Sud Ouest.

Pendant 30 ans et à partir de la livraison du stade en avril 2015, le groupe va en effet verser 3,8 millions par an à la mairie, qui elle-même paiera une redevance au constructeur Vinci-Fayat.

Jean-Louis Triaud, fin politicien ?

« Un très bon, même, estime Laurent Perpigna, porte-parole des Ultramarines, principal groupe de supporters bordelais, qui rencontre régulièrement le président du club. Il sait parler de ce qu’il veut, il manie bien la rhétorique, il vous amène où il veut,  Nos discussions se font toujours sur un ton détendu et amical, mais on connaît le loulou, on se laisse pas avoir. Parce qu’avant de commencer une discussion avec lui, on sait très bien comment ça va se finir. »

Roublard et affectif

Bon bretteur, Triaud ne manque pas une occasion de pratiquer l’un de ses exercices favoris : mener les journalistes en bateau. Mi-mai, lors de la traditionnelle conférence de presse d’après-saison, il a essuyé une demi-heure de question sur Zidane, avant de révéler le lendemain que l’affaire ne se ferait pas. Lawrence Leenhardt, correspondante de « L’Equipe » à Bordeaux, a un autre souvenir :

« Au début des années 2000, j’avais appris que Stéphane Ziani allait signer aux Girondins. J’appelle donc Triaud pour confirmer l’info, et il me dit “Pas du tout, je n’ai jamais eu ce mec au téléphone”. Je laisse tomber, et peu de temps après, Ziani signe ! Je vais à sa rencontre après sa présentation, lui raconte l’histoire, et il me répond : “Ah, c’était vous qu’il avait au téléphone ? J’étais dans son bureau à ce moment-là !”. Du coup je vais voir Triaud et je lui dis “Jean-Louis, c’est pas possible, tu peux pas me mentir comme ça”. Il m’a répondu : “Je t’ai pas menti, je t’ai dit que je l’avais pas eu au téléphone…” »

La journaliste de L’Equipe, pas rancunière, juge néanmoins Triaud comme « quelqu’un de très humain, qui a d’excellents rapports avec les gens ». « Il fait très attention aux autres, il s’entend bien avec tout le monde », ajoute Frédéric Laharie. « C’est un mec qu’on apprécie parce qu’il est de la région, vraiment sincère, attaché au club, à ses valeurs. C’est un bon gars, paternaliste », estime Laurent Perpigna.

Triaud réfute l’expression – « ça voudrait dire que je traite mes interlocuteurs comme des enfants » – et préfère se considérer comme quelqu’un « d’affectif ». Dernier exemple en date : le défenseur Henrique, obligé de rentrer au Brésil dès cet été pour des problèmes familiaux, a été libéré de sa dernière année de contrat sans aucune contrepartie.

« Même le bilboquet, ça m’intéresse »

Autre caractéristique : Triaud, qui pratique également la pêche et le golf mais est capable de fumer deux paquets de clopes un jour de match important, a une vraie passion pour le sport. « Il aime le haut niveau et vit cet amour au travers de l’équipe », estime Frédéric Laharie.

« Même le championnat du monde de bilboquet, ça m’intéresse », dit le principal intéressé.

Voilà qui explique entre autre pourquoi il est, derrière Nicollin et Aulas, le président à la plus grande longévité en Ligue 1 (exception faite de l’interim de 6 mois, en 2002, de Dominique Imbault, Triaud s’étant temporairement mis en retrait pour raisons familiales). Mais les présidents des clubs montpelliérain et lyonnais les deux sont propriétaires de leur club, quand Triaud n’est que dirigeant bénévole à Bordeaux.

« Il ne fait pas ça pour l’argent, simplement parce qu’il aime ça. Il y consacre une bonne partie de son temps », souligne Nicolas de Tavernost.

Son activité professionnelle reste le vin. Depuis le décès d’Henri Martin en 2001, Jean-Louis et Françoise Triaud sont propriétaires des quatre châteaux, dont ils ont doublé la superficie avec l’aide de leurs enfants. Leurs bouteilles sont régulièrement distinguées par les critiques spécialisés. Au journal « Libération », il y a un an, il disait « faire partie des 250 marques, sur les 9 000 que compte Bordeaux, qui savent que leur production sera entièrement vendue ».

« Dans le vin, je joue la Ligue des Champions tous les ans », glisse Triaud dans un sourire.

La peau d’un crocodile

Pas comme avec les Girondins, donc… Mais qu’importe, le foot, c’est la danseuse préférée de Jean-Louis Triaud.

 « Ça m’amuse toujours. Je suis le représentant de M6, je les ai faits venir, je suis à leur disposition. Tant qu’ils ne me disent pas de partir, je reste en place », lâche le président des Girondins, qui confirme « aimer la compétition. Je pourrais aussi être dirigeant ailleurs, dans une autre association professionnelle, à partir du moment où il y a un combat à mener, des adversaires à battre. »

C’est donc quand il estime le combat faussée que Triaud monte au créneau : la taxe à 75%, le fair-play financier et le statut fiscal de Monaco font partie de ses chevaux de bataille. Les « supporters excessifs – par chance à Bordeaux ils sont plus modérés et connaisseurs », « l’image des joueurs débiles et milliardaires » et « les agents [qu’il a] sur le dos dès que la saison est terminée » sont ses autres sources d’irritations.

« Mais avec l’expérience, maintenant, je m’en fous un peu. J’ai la peau d’un crocodile, les moustiques ne me piquent plus. »

Il sait qu’il ne restera pas à son poste « jusqu’à 90 ans ». Mais il assure avoir toujours la flamme :

« Quand la saison s’est terminée, le 17 mai, je me suis dit que j’allais quand même bien me faire chier jusqu’au prochain match de championnat le 9 août ».


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