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Débaptiser l’amphi Bonnard, une bagarre pour mémoire

L’université de Bordeaux doit-elle débaptiser l’amphithéâtre Roger Bonnard, du nom de l’ancien doyen de la faculté de droit, soutien actif au régime de Vichy ? Le conseil d’administration du collège de droit (Bordeaux IV avant la fusion) pourrait créer ce mercredi une nouvelle commission pour trancher cette question, en suspens depuis des années.

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Débaptiser l’amphi Bonnard, une bagarre pour mémoire

Les militants de l'OSB IV après avoir décroché la plaque de l'amphithéâtre, en 2006 (DR)
Les militants de l’OSB IV après avoir décroché la plaque de l’amphithéâtre, en 2006 (DR)


C’est une « petite » histoire qui dure, et qui renvoie à la grande, celle de la Seconde Guerre Mondiale. Le nom de Roger Bonnard ne vous dit sans doute rien, tout comme aux milliers d’étudiants de Bordeaux IV qui passent devant l’amphithéâtre portant son nom, ou dont ils essuient les bancs sans savoir qui il fut. Ce n’est pas le cas de Clément qui en 2006, avec d’autres étudiants, prit l’initiative symbolique de décrocher la plaque portant son nom. Ils reprenaient le flambeau des étudiants du syndicat Unef-ID qui en 1997, en plein procès Papon à Bordeaux, demandèrent que cet amphi soit débaptisé. Pour quelle raison ?

« Lors de la mobilisation contre le CPE en 2006 au sein de l’université Montesquieu Bordeaux IV, une véritable interrogation s’est posée sur l’Université en tant qu’institution, sur ses fonctions, son rôle et son avenir, explique Clément. S’est rapidement posée la question de savoir s’il était acceptable qu’un amphithéâtre de Bordeaux IV porte le nom de Roger Bonnard. Bien que cet auteur, illustre, soit toujours considéré comme un grand nom du droit public, et qu’il ait été doyen de la faculté, il n’en reste pas moins qu’il est fortement sujet à caution. En effet, il a assuré ses fonctions administratives sous Vichy, et plusieurs textes publiés, à la Revue du droit public, notamment en 1940 et en 1942, révèlent une certaine adhésion de Bonnard au régime pétainiste. »

Un avocat plaide pour Bonnard

Ainsi donc, à Bordeaux IV, université portant le nom de l’auteur de l’esprit des lois, subsisterait un amphithéâtre portant le nom d’un pétainiste ? Sur Roger Bonnard, les avis divergent. Bernard Noyer, un avocat bordelais a rédigé une thèse intitulée : Essai sur la contribution du Doyen Bonnard au droit public français. Un travail effectué dans les années 1980 à la demande expresse de Jean-Marie Auby, alors doyen de la faculté de droit, et une thèse qui lui a pris 10 ans.

« La majorité des critiques portées à l’encontre de Roger Bonnard sont le fait de gens n’ayant lu aucune ligne juridique. Il y a souvent une confusion faite entre Abel Bonnard, et Roger Bonnard. Ce n’est pas un secret qu’il fut maréchaliste, mais sans acte de collaboration active. On peut lui reprocher son adhésion plus à la personne du maréchal, qui s’inscrit dans la débâcle de 1940. il a adhéré à Pétain dans le traumatisme de la défaite. »

Bernard Noyer ne s’offusque pas de voir un amphithéâtre porter son nom. Nom qui lui a été attribué en remerciement de son œuvre juridique et en hommage à l’école juridique bordelaise. Roger Bonnard a eu en effet un apport juridique fondamental dans la constitution du droit moderne, selon Bernard Noyer.

S’il ne nie pas son maréchalisme, il estime que 90% des élites de l’époque étaient favorables au vainqueur de Verdun. Doit-on alors oublier l’œuvre à cause de cette adhésion courante dans le contexte de l’époque ?

Maréchal, nous voilà

Agrégé de science politique et historien ayant travaillé sur le pouvoir à Bordeaux de 1900 à 1944, Michel Bergès réfute l’idée que ce soutien à Pétain n’ait été que de circonstance.

Comme Jean-Pierre Azéma et Serge Bernstein, spécialistes reconnus de l’histoire politique, il distingue le maréchalisme, « émotion liée à la défaite, au traumatisme de 40, et qui va porter l’adhésion du peuple à la personne du Maréchal », du pétainisme, « programme politique extrêmement structuré idéologiquement », empreint d’idéologie fasciste, de xénophobie, d’antisémitisme, de patriotisme, d’anti-républicanisme…

Ce programme, il va se réaliser concrètement à Bordeaux, soutenu par un groupe appelé les « Amis du Maréchal ». Créé en août 1941, comptant plus de 3000 membres, cet organisme politique affiche des motivations explicites : soutenir le Maréchal dans sa volonté de créer « un Ordre Nouveau qui relèvera la France de ses ruines et lui donnera sa place dans une collaboration européenne ».

Un groupe ou pour adhérer, il fallait déclarer « être français, né de parents français. N’être ni juif ni franc-maçon. Suivre en toute confiance le maréchal Pétain. Approuver sa politique nationale et européenne, et être prêt à propager et à défendre cette politique ».

Cette organisation suscita l’adhésion de nombreux intellectuels bordelais, avec la présence dès sa fondation, des doyens des trois facultés – Médecine, Science et Droit – et donc de Roger Bonnard, doyen de l’université de droit, comme membre honoré, et de son vice-doyen Henri Vizioz, comme membre fondateur.

On retrouve leur trace en mars 1942, lors d’une conférence organisée par les amis du Maréchal sur le thème « La doctrine de la Révolution nationale », où Roger Bonnard, fatigué, laisse la parole à son vice-doyen.

Roger Bonnard, ponte de la Révolution Nationale à Bordeaux

Michel Bergès ne s’arrête pas là. Ayant épluché les archives des renseignements généraux de l’époque, mais aussi les archives de la préfecture, il a découvert que Roger Bonnard avait été dès février 1941, membre de la commission administrative départementale, par le cooptage du préfet pétainiste d’alors Pierre Alype, mais également membre du conseil départemental dès 1942, organe créé par Pierre Laval.

En outre, il participa à la création de l’école régionale d’administration en 1942, créée pour former les fonctionnaires du Régime, dont il tint la séance d’ouverture, sur le thème de la Révolution Nationale. Une école dont les cours étaient confiés également à Henri Vizioz, son vice-doyen, et son élève Maurice Duverger, dont la jeunesse sulfureuse a fait l’objet de plusieurs écrits.

Au regard de ses engagements, Michel Bergès conclut sans équivoque que Roger Bonnard était pétainiste. Un avis partagé par Jacques Ellul : ce Juste parmi les Nations, et professeur à la Faculté de Droit durant la guerre, est allé plus loin encore, en déclarant lors d’un entretien en 1991 que Roger Bonnard était pro-hitlérien.

Condescendant envers le régime nazi ?

Roger Bonnard un personnage trouble ? Ses engagements suscitent les questions, tout comme ses écrits. Il est notamment l’auteur d’un ouvrage intitulé : Le Droit et l’État dans la doctrine nationale-socialiste en 1937, réédité en 1939. Cet ouvrage entend décrire la construction juridique nouvelle allemande, et est considéré comme condescendant par plusieurs historiens.

Ce qui a le plus choqué les étudiants qui les premiers décidèrent d’agir en 2006, ce sont ses discours prononcés lors des allocutions de rentrée de la Faculté de Droit en 1940 et 1941. Si celui de 1940 peut sans doute se lire à la lumière de la défaite, celui de novembre 1941 affirme un soutien inconditionnel au régime de Vichy, dans lequel il appelle ses élèves à devenir les futures élites du nouvel Ordre Social que souhaite mettre en place le Maréchal (lire ici le texte intégral de son intervention).

Une intervention conclue sur ces mots « la France, la seule France », comme le titre d’un livre de Maurras paru cette année là, et dont Roger Bonnard fit la présentation. Ce livre, étudié par Michel Bergès, est un soutien explicite à la politique xénophobe et autoritaire du régime de Vichy, dont Roger Bonnard indique qu’il « faut lire et méditer (…) Il éclaire, réconforte et raffermit l’esprit »…

En 1941 toujours, Roger Bonnard prend la direction de la Revue de Droit Public (RDP). Lors de sa livraison d’octobre, il fait dans sa note aux lecteurs l’éloge du maréchal, dont « les allocutions (…) contiennent les plus pleines, les plus vigoureuses leçon de politique que jamais peut-être homme politique ait formulé ». Sous sa direction, il ouvrira les pages à son élève, Maurice Duverger, qui y publiera des analyse condescendantes des lois du Régime, notamment sur les restrictions prises contre les juifs.

Une autre vision de la faculté de droit transparait ainsi, celle d’une université compromise avec le régime de Vichy, dont les dirigeants auraient été partie prenante, Roger Bonnard, Maurice Duverger et Henri Vizioz.

L’université Montesquieu Bordeaux IV, à Talence (DR)

Un amphithéâtre Roger Bonnard depuis les années 60

Pourtant, lorsque l’université Montesquieu Bordeaux IV s’installe dans ses locaux actuels, à la fin des années 60, sa fondation attribue à deux amphithéâtres les noms de Roger Bonnard et de Henri Vizioz. Un choix que ne comprennent pas les étudiants de l’association OSB IV (organisatin socio-culturelle de Bordeaux IV), qui depuis sa création en 2006 plaide pour débaptiser cet amphi.

« C’est pour nous une question de principe que de ne pas vouloir que nos cours se déroulent dans un amphithéâtre dont le nom évoque un passé si trouble. C’est un combat permanent depuis la création de notre association que de débaptiser cette salle. Nous avons systématiquement porté le problème en Conseil d’Administration, sans résultats jusqu’ici », indique l’un de ses responsables actuels.

En effet, pour restaurer la mémoire de l’université, le cheminement de cette association est laborieux. En 2013, toutefois, une commission censée évaluer la question est mise en place par Yannick Lung. Cette commission estime dans son rapport que si Bonnard « se rêve en idéologue du nouveau régime », « sa position à l’égard des thèses nationales-socialistes ne peut être prise en défaut ». Aucun écrit  « ne permet de dire que Bonnard aurait sombré dans des postures ou des actes inspirés par l’antisémitisme. C’est en vérité plutôt l’indifférence à l’égard du sort des Juifs – ou des Résistants – qui l’emporte chez le Doyen Bonnard ».

Quelles conclusions a tiré l’université de ce rapport ? Il  devait être rendu le 20 décembre 2013 en conseil d’administration, le dernier avant l’unification de trois des quatre universités de Bordeaux en une seule entité. Mais ce conseil ne s’est jamais tenu, suite à l’intervention de membres de l’IUFM qui en ont bloqué la tenue…

Vers une commission indépendante

Depuis l’université de Bordeaux IV est devenue le collège Droit science politique économie et gestion (DSPEG). Son directeur Loïc Grard reconnaît le trouble liée à l’amphithéâtre Bonnard :

« Depuis des années rien n’a été fait, et il subsiste des ambiguïtés, des non-dits sur la personne de Roger Bonnard, mais je n’en sais pas plus. Je me pose la question de savoir pourquoi nos aînées ont pris la décision de baptiser un amphithéâtre de ce nom. Dans le cadre actuel ce n’est pas une priorité. »

En outre Loïc Grard n’est pas convaincu par le rapport de la commission qui n’est selon lui pas étayé scientifiquement.

« Si d’aventure on est amené à voter là dessus, je ne proposerais pas que l’on donne une suite favorable. Je vais soumettre la question au collège et faire constater que les documents ne sont pas suffisant, et qu’il faut une expertise complémentaire. »

Une manière de botter en touche ? Non, assure Loïc Grard, qui souhaite que le travail soit fait convenablement. Lors du prochain conseil de collège le 16 juillet prochain, il compte proposer la création d’une commission indépendante qui pourrait rendre son avis d’ici 6 à 8 mois. Ce qui n’empêche pas certains enseignants d’y voir là une manœuvre dilatoire.

« Je m’interroge sur la frilosité du corps enseignant quand à l’hypothèse de débaptiser un amphithéâtre, juge Julien Giudicelli, maître de conférence en droit public à Bordeaux IV. Le processus est terriblement long, il faut des années pour aboutir à une commission. Je crains que le traitement du dossier soit constamment différé. »

L’université reste muette

Un avis partagé par Michel Bergès et l’association OSB IV.

« Les documents existent, que ce soit les rapports des renseignements généraux de l’époque, les discours de rentrée, et l’engagement pétainiste de Roger Bonnard au sein des Amis du Maréchal. Il existe suffisamment de pièces à charge, pour agir sans attendre. Nommer une énième commission est une manière de renvoyer le problème sine die, alors qu’existent suffisamment de documents à charge », déclare un ancien dirigeant d’OSB IV.

En effet, outre les pièces que nous vous indiquons, d’autres travaux existent, qui évoquent le rôle de Roger Bonnard durant la guerre : la note d’Hubert Bonin, professeur d’histoire contemporaine à Sciences Po Bordeaux, et qui a contribué aux travaux de la commission de Yannick Lung ;  le livre de Pierre Fabre, Le Conseil d’État et Vichy : le contentieux de l’antisémitisme ; l’ouvrage choral de Bernard Durand, Jean-Pierre Le Crom et Alessandro Somma, Le droit sous Vichy. Quand à Michel Bergès, après de longues recherches sur le sujet, il est en train de finir d’écrire un livre sur le sujet.

Débaptiser un amphithéâtre apparaît ainsi comme un acte délicat, quand bien même les traces laissées par Roger Bonnard sentent le souffre. Les autres universités bordelaises ont pourtant fait ce travail de mémoire depuis longtemps, et assument leur passé jusque sur leur site Internet, quand Bordeaux IV reste muette sur cette période douloureuse.

Cette question symbolique est superflue pour Bernard Noyer, selon lequel « la mémoire n’a rien à gagner à ces remises en causes systématiques ».

Difficile pour les étudiants d’aujourd’hui de voir son nom érigé à l’entré d’une salle ou ils apprennent le principe d’égalité… Ceux-ci, ainsi que les professeurs qui souhaitent que leur université fasse enfin son devoir de mémoire, refusent d’attendre encore. Face à l’inertie de l’administration, il se sont rapprochés d’associations comme le CRIF et la Ligue des Droits de l’Homme pour essayer d’aboutir à une solution rapide. En attendant, à la rentrée prochaine, l’amphithéâtre Roger Bonnard et l’amphithéâtre Henri Vizioz accueilleront encore des étudiants.


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