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Ces quartiers en réhabilitation d’où il faut « déguerpir »

Paolina Caro, mère isolée, relate son délogement d’un immeuble mis en « vente à la découpe » après la revalorisation de son quartier. Relogée à la Benauge, elle assiste à cette mauvaise expérience imposée à une partie de sa cité. Cette fois-ci, les riverains s’organisent pour s’opposer au projet. Témoignage.

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Ces quartiers en réhabilitation d’où il faut « déguerpir »

Je m’intéresse aux questions d’urbanisme, c’est parce que l’urbanisme s’est intéressé à moi.

C’était en 2006, à l’époque, j’élève seule mon fils, et je viens de me retrouver au chômage, j’habite alors un T3 rue de la Benauge. L’immeuble appartient à un vieux monsieur qui réside à Paris, le loyer est payé en début de chaque mois, il n’y a aucun problème, de part et d’autre.

Mes voisins de pallier, une famille Algérienne qui habite là depuis plus de 20 ans, sont devenus ma famille d’adoption, entraide et soutien cimentent nos relations, et la vie suit son cours, mais pas ceux de la bourse, enfin pas encore.

Un jour, j’aperçois par la fenêtre un homme avec une somptueuse écharpe blanche autour du cou dans la cour en train de scruter attentivement l’immeuble, accompagné de deux assistants. Je ne saurai dire pourquoi, mais quelque chose me dit que ce n’était pas bon signe, mais je n’imaginais pas à quel point.

Expulser : « ce n’est pas correct, mais c’est légal »

Environ six mois plus tard, nous recevons une lettre nous annonçant le changement de propriétaire de l’immeuble, sans d’avantage de précisions, s’ensuit une autre lettre avec accusé de réception celle-là, bien plus explicite venant nous préciser notre sort. Il nous était stipulé que le propriétaire souhaitait vendre les appartements séparément, mais que oh ! privilège pour nous locataires, nous pouvions en faire l’acquisition en devenant propriétaires, le cas échéant, nous avions six mois pour quitter les lieux.

Personnellement, je n’ai jamais aspiré à devenir propriétaire, ce n’est pas une fin en soi pour moi, mais quand bien même j’en aurai saisi l’opportunité, étant donné ma situation professionnelle à ce moment là, au chômage je vous rappelle, aucune banque ne m’aurait fait crédit, et trouver un autre logement dans ces conditions s’annonçait mal.

Mes voisins et moi, fîmes savoir que nous n’étions pas intéressés par l’achat d’appartements vétustes, que nous avions toujours payé le loyer en temps et en heure, et qu’il nous semblait que tout ça n’était pas très correct. « Ce n’est peut être pas correct, mais c’est légal » nous répondit-on.

Puis les lettres d’huissiers commencèrent à pleuvoir, un harcèlement légal et lucratif pour certains, une pression soudaine et supplémentaire pour d’autres, qui venait s’ajouter à la galère quotidienne dont nous sommes coutumiers, nous les pauvres.

Pauvres, mais dignes, je me mis à faire des recherches, et je compris que ce qui nous arrivait était loin d’être un cas isolé mais qu’il répondait à une logique implacable.

Victimes d’une « vente à la découpe »

Nous étions victimes de ce qu’on appelle « vente à la découpe », un propriétaire décide de découper l’immeuble et de vendre séparément les appartements, sans se soucier du fait que le bien qu’il met sur le marché est un droit pour ceux dont c’est le toit.

Le délai des six mois arrivant à échéance, une lettre d’huissier nous demandant de bien vouloir « déguerpir » venait déterrer la hache de guerre. Déguerpir…

Ce mot là, je l’ai encore au travers de la gorge, déguerpir… comme des malpropres, nous d’honnêtes familles, immigrées et travailleurs…il en était pas question, nous ne quitterions nos appartements que pour aménager là où cela nous conviendrait.

Nous avons organisé un comité de soutien, avec les amis, les voisins, les commerçants, des collectifs de défense des locataires, et avons demandé au service logement de la Mairie de Bordeaux d’intervenir, en faisant du bruit via la presse, avec même une interruption en live dans les locaux de TV7 habillés en clown…

Il nous fallu faire tous les dossiers de demande de HLM, et en un peu plus d’un mois nous avions des propositions de relogement, sauf que ce n’était plus à Bordeaux, mais à Floirac… nous éloigner du centre vers la périphérie. Pas question, nous vivons à Bordeaux, y payons nos impôts locaux comme tout un chacun, pourquoi devrions nous aller siffler sur la colline ?

Parce que les investisseurs ont décidé de mettre la main sur les territoires afin de les rendre compétitifs, pour qu’ils spéculent allègrement en détruisant nos vies, pour que Bordeaux-Patrimoine de l’Unesco brille de tous ces feux sur l’échiquier mondial en devenant une métropole moderne et attractive pour des personnes à haut potentiel…

La mécanique de la gentrification

Spéculation immobilière et déréglementation faisant bon ménage, la mécanique sous-jacente dont j’appris l’existence se nomme gentrification, de l’anglais gentry « petite noblesse » qui attirée par la touche cosmopolite des quartiers populaires, mais surtout ceux proche du centre ville, s’y installe progressivement exerçant une pression sur les loyers et les pouvoirs publics avec des demandes en terme de commodités et qualité de vie, mais produisant à terme le départ forcé des habitants moins bien lotis, sans que ça leur pose le moindre problème de conscience, voir au contraire leur offrant des opportunités de faire de lucratives affaires.

Après négociations, j’aménage avec mon fils cité La Benauge, square Pinçon, je reste donc dans mon quartier à proximité de là où j’ai ma vie sociale, mes voisins eux préfèrent s’éloigner un peu, mais auront un appartement plus grand que leur ancien logement. La lutte paye, mais je m’en serai bien passé, car après avoir obtenu gain de cause, je suis épuisée, vidée, mais fière.

Une deuxième « opération » en vue

Six ans plus tard. Courant 2012, depuis ma fenêtre j’aperçois un petit groupe de personnes scrutant attentivement les façades des immeubles de la cité… Tiens, ça me rappelle quelque chose.

Il faut dire qu’elles sont belles ces façades, derrière la noirceur accumulée par le temps et la pollution, se cache une pierre bordelaise des plus typiques, car cette cité n’est pas n’importe quel HLM-cage-à-lapin fait à la va vite dans les années 70, mais fut construite dans les années 50, ainsi présentée comme « projet novateur pilote » lors de la visite de Kroutchev en 1960, les pièces sont grandes, au pied des immeubles un parc verdoyant.

La cité est divisée en deux entités inégales, une partie du parc locatif appartient à Aquitanis, côté parc, et l’autre appartient à la SA Coligny, côté voie rapide et ligne de chemin de fer, elle est au yeux de la Mairie « en situation privilégiée en termes d’accessibilité », à 10mn du centre ville… de quoi attiser les convoitises.

Concertation et « gentrification festive »

Quelques mois plus tard, les habitant-e-s sommes convié-e-s à une « concertation » avec la Mairie de Bordeaux et les bailleurs sociaux pour nous chanter les louanges de la mutation urbaine que va connaître la ville, et le quartier, mais pas d’affolement Le Bruit du Frigo va s’occuper moyennant subventions de recueillir les doléances des habitant-e-s en matière d’urbanisme.

Nous les appelons depuis l’Agence de Gentrification Festive, nous c’est le Groupement de Locataires-CLCV Rive Droite de la cité, qui essayons depuis de faire valoir la parole de l’ensemble des habitant-e-s, et non seulement celle de quelques locataires, qui n’ayant pas tous les éléments de compréhension, ont l’amabilité d’aller dans le sens des commanditaires et de leurs sbires.

Ainsi, nous avons effectué une contre-enquête, que nous avons adressé à la Mairie, mais à ce jour nous attendons toujours un début d’échange.

Contre une opération urbaine à cœur ouvert

Car en effet, nombreuses sont les zones d’ombres de cette mutation à pas forcés, car qui dit Plan de rénovation dit démolition de l’ancien, contrairement à un Plan de Réhabilitation qui lui implique une amélioration sans destruction, et qui coûte bien moins cher. A une époque où l’on ne cesse de rabattre les oreilles avec une soi-disant crise économique pour nous obliger à lâcher tout un tas d’acquis sociaux pour faire des économies, nous avons du mal à comprendre la logique des pouvoirs publics. A moins qu’il ne s’agisse de faire passer les doléances des investisseurs immobiliers devant les droits des citoyens, ce qui nous étonnerait beaucoup au pays des droits de l’Homme…

Sans parler du fait que nombreuses familles sont manipulées afin d’obtenir leur signature et départ « librement consenti » vers les zones péri-urbaines où, sans voiture, c’est la dépression garantie, et où elles seront dépourvues du maillage social et repères qui sont les leurs. Mais ça, c’est le cadet des soucis des technocrates et agents du Bordeaux 2030 Métropole moderne et compétitive.

En attendant, sachez que contrairement à ce qui est annoncé sur le site de la Mairie, Coligny qui doit faire la demande à l’Agence Nationale de Rénovation Urbaine pour le financement de la démolition n’a toujours pas déposé le dossier… et que des voix commencent à s’élever contre cette opération urbaine à cœur ouvert, de quoi sans doute nous laisser le temps de nous organiser.


#benauge

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Photo : SB/Rue89 Bordeaux

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