« Nous sommes en train de refaire les mêmes erreurs déjà faites avec l’amiante », s’insurge Dany Neveu, responsable au sein de la commission Santé de EELV.
Bernard Péré, président du groupe des élus EELV à la Région Aquitaine, enfonce le clou :
« Nous sommes dans la même situation qu’avec l’arrivée des OGM. Les études de toxicité étaient faites par les producteurs et les pouvoirs publics n’avaient pas pris leurs responsabilités. »
De quoi s’agit-il ?
Ce qui inquiète les élus du groupe EELV au Conseil régional d’Aquitaine, c’est la reconduction mise en délibération ce lundi du soutien à l’entreprise Arkema, « premier chimiste français et acteur majeur de la chimie mondiale » selon le site du groupe. Arkema est implanté sur trois sites aquitains : Mont, Mourenx et le Bassin de Lacq, où sont produits, entre autres, 400 tonnes de Nanotube de Carbone (NTC).
Les nanotubes de carbone sont les premiers produits industriels issus des nanotechnologies. Ce sont les matériaux les plus résistants et durs : environ 100 fois plus que l’acier pour un poids 6 fois moindre à section équivalente. Leur excellente rigidité encourage les industriels à les intégrer dans de nombreux processus de fabrication comme les vêtements, les appareils ménagers, les vélos, les raquettes de tennis, les skis, les pneus, etc.
Le partenariat avec Arkema, entamé en 2006, est voulu par la Région Aquitaine pour la structuration d’une filière nationale de matériaux nanostructurés. En 2009, la plateforme CANOE, née de ce partenariat, est mise en œuvre pour accompagner le développement de nouvelles technologies composites et leur diffusion auprès des PME.
« Depuis 2009, l’investissement de la Région se monte à 2,7 millions d’euros, précise Mathieu Hazouard, conseiller régional socialiste en charge de la recherche, innovation, pôles de compétitivité et clusters. Les trois sites d’Arkema ont créé 1500 emplois directs et indirects dont 600 sur Le Bassin de Lacq. La Région souhaite reconduire le partenariat pour une même durée de 3 ans afin de préserver ces emplois. »
Sur son site, Arkema fait état de « 250 salariés auxquels viennent s’ajouter 80 salariés sous-traitants » à l’usine de Mont, « 240 salariés à Lacq et 60 à Mourenx ».
Protéger les emplois et la santé
« Nous ne mettons pas en cause la volonté du Conseil régional de soutenir les entreprises porteuses d’emploi. Nous voulons garantir la santé des salariés de ces mêmes entreprises et les citoyens de son territoire », réclame Martine Alcorta, élue EELV.
En effet, ces dernières années, les inquiétudes se sont accentuées et plusieurs alarmes ont été tirées. Les 27 et 28 novembre dernier a eu lieu la Conférence environnementale qui a amené la ministre de l’écologie, Ségolène Royal, à envisager de demander à l’Europe la mise en place d’une stratégie européenne d’étiquetage des produits de consommation courante contenant des nanomatériaux et de restriction des produits dangereux en contact avec la peau.
En 2013, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) a publié un rapport qui montre que, malgré la progression des connaissances scientifiques, les incertitudes restent importantes quant aux effets des nanomatériaux sur la santé et l’environnement. Le rapport préconise même l’interdiction de certains nanomatériaux dans des produits grand public.
« Il ne faut pas sous-estimer la capacité de nuisance de ces particules infimes, ajoute Dany Neveu. Pour avoir une idée, le rapport de taille entre une orange et la terre est le même qu’entre une nanoparticule et une orange ! Elles peuvent s’infiltrer dans les alvéoles pulmonaires, pénétrer les barrières physiologiques et s’accumuler ensuite dans certains organes comme le foie, l’estomac, les reins, le cerveau… et aussi dans le sang. Les matériaux s’usent et les NTC se retrouvent lâchés dans la nature et provoquent des dégâts sur la faune, la flore et les nappes phréatiques… »
Selon l’Association de Veille et d’Information Civique sur les Enjeux des Nanosciences et des Nanotechnologies (AVICENN), on ignore aujourd’hui encore beaucoup de choses sur les répercussions que l’ingestion de nanomatériaux peut avoir sur la santé humaine. Les études de toxicité des nanoparticules par voie orale sont rares et celles qui existent présentent souvent des faiblesses méthodologiques qui rendent difficile l’utilisation de leurs résultats.
Bernard Péré en convient et regrette que les études ne s’intègrent pas dans les circuits industriels :
« Il y a une carence dans les études indépendantes et sérieuses. D’où l’intérêt de consacrer des budgets pour les études de toxicité avant de privilégier la production et la commercialisation. »
Une « relation de confiance »
Dans la collaboration entre la Région Aquitaine et Arkema, Mathieu Hazouard assure qu’une « relation de confiance » existe sur toutes ces questions :
« Tous les mécanismes de production sont protégés. Les salariés et toutes les personnes travaillant sur les sites ne sont pas en contact direct avec les NTC. Des techniciens du Conseil régional l’ont vérifié. Tout comme dans les gammes des produits commercialisés, les NTC sont confinés à l’intérieur des matériaux. Quant à l’usure de ces matériaux, des solutions de recyclabilité sont en cours de recherche. La technologie est nouvelle et tout se fait en même temps. »
Quant à la demande des Verts de vouloir intégrer la recherche de toxicité dans le budget alloué par la Région Aquitaine à Arkema, l’élu PS renvoie la balle à l’État qui doit lui-même assumer cette fonction et publier des directives que la Région ne manquera pas de respecter :
« Notre partenariat fait partie des investissements que finance la Région dans un processus habituel du R&D [Recherche et développement, NDLR]. Les PME et TPE aquitaines profitent des résultats de ces recherches et acquièrent de nouvelles compétences. »
La France a déjà pris certaines décisions significatives dans le secteur des nanotechnologies. C’est le premier pays à avoir instauré une déclaration obligatoire des nanomatériaux suite aux recommandations du Comité de la Prévention et de la Précaution en 2006 qui a poussé le Grenelle de l’Environnement à signer l’ « Engagement n°159 ».
Même si ce dispositif réclame « l’information et la protection des salariés », il prévoit peu pour inciter les entreprises et laboratoires à respecter la protection de l’environnement et des personnes susceptibles d’être exposées aux nanomatériaux déclarés (consommateurs ou travailleurs en particulier), selon AVICENN.
« Il faut pouvoir créer un rapport de force »
Bérénice Delpeyrat-Vincent, également élue EELV à la Région, fustige ces imprécisions dans les décisions prises par l’État :
« Ce flou permet aux industriels de dire on se débrouille, et ça passe. Résultat : pas de protection de salariés, pas de protection des consommateurs. Là aussi, comme les OGM, il va falloir dix ans pour obtenir rien qu’un étiquetage. Alors que dans dix ans, il sera trop tard. Il faut que l’État aille plus vite et pouvoir créer un rapport de force. »
Martine Alcorta surenchérit :
« Au nom de la compétitivité, pour développer ces filières industrielles, on vote rapidement des milliards… Rien pour les études. Il y a une volonté politique de développer la filière tout en délaissant le principe de précaution. Sous prétexte non avoué que la prévention va retarder l’Europe par rapport à ses concurrents. »
Dans son analyse des obligations de l’étiquetage, AVICENN va dans le sens des deux élues EELV de la Région. Dans l’alimentation, où les nanoparticules existent aussi (tout comme les cosmétiques), le Règlement INCO (page 3, paragraphe 25) prévoit l’obligation d’apposer sur l’étiquette la mention [nano] devant les ingrédients de taille nano à compter de fin 2014. Mais la pression des lobbys industriels pour un allègement de cette obligation risque de retarder l’entrée en vigueur de cette mesure.
Après avoir demandé au président de la Région, Alain Rousset, de créer une conférence sur les nanotechnologies et obtenu l’engagement de celui-ci en faveur de cette conférence – « qui n’a jamais eu lieu » précise Martine Alcorta, le groupe des Verts exigera ce lundi un moratoire, un montage financier qui garantit l’indépendance d’une étude, et la mise en place d’une structure régionale de nano-veille. En attendant, ils comptent voter contre la reconduite du soutien par la Région Aquitaine à Arkema. Contacté par Rue89 Bordeaux, le groupe chimiste n’a pas donné suite à nos sollicitations.
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