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L’art syrien dévoile « l’humanité du conflit » à Cenon

« L’art en marche, artistes syriens d’aujourd’hui » est une exposition qui démontre l’importance de l’art dans les horreurs de la guerre. Loin de prétendre être des héros, certains artistes se confient à Rue89 Bordeaux. D’autres préfèrent ne pas parler, par crainte de représailles. Leurs travaux sont visibles jusqu’au 12 février au Rocher de Palmer à Cenon.

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L’art syrien dévoile « l’humanité du conflit » à Cenon

Vue de l'exposition au Rocher Palmer (photo Muzaffar Salman)
Vue de l’exposition au Rocher de Palmer (photo Muzaffar Salman)

Ce n’est pas seulement les souffrances de la guerre que décèle le regard du spectateur à l’exposition « L’art en marche », c’est aussi le poids d’un régime qui musèle son peuple. Une quinzaine d’artistes contemporains syriens livrent la destruction de leur pays par la guerre, mais aussi la destruction minutieuse des libertés entamée depuis bien plus de 40 ans.

Nés sous le régime d’Assad père et vivant ensuite sous celui du fils, ils ont d’abord voulu créer par vocation ou par passion pour le dessin, la sculpture, la photographie ou le cinéma. La révolution les a « invités » à s’exprimer et à livrer des espoir à travers leurs productions.

« L’importance d’avoir des artistes et des intellectuels qui témoignent », soulignera Alain Juppé lors du vernissage.

Vivant encore en Syrie comme Amr Fahed, Yaser Safi ou Fadi Yaziji, ou en exil comme Muzaffar Salman, Akram Al Halabi ou Monif Ajaj, tous ont connu la surveillance. Et puis sont venus les affres des guerres, celle de la révolution d’abord et celle des invasions extrémistes ensuite. Forcés d’abandonner leurs ateliers, les techniques s’y adaptent : le dessin, la vidéo, les images du conflit sur internet sont devenus leurs outils. Mais la vitalité de la création est toujours là pour rêver un monde meilleur.

En tant qu’artiste, « je n’aime pas jouer au héros »

Né en 1979 à Damas, Mohamad Omran est diplômé de la faculté des Beaux-Arts de l’université de Damas, complété d’un master d’histoire de l’art contemporain à l’université Lyon 2 en 2009. Il a quitté son pays en 2007 avant la guerre « pour des raisons personnelles » sur lesquelles il ne souhaite pas revenir. Il a ainsi délaissé la sculpture pour le dessin.

La révolution de 2011 lui fut un espoir qui s’est transformé très vite en désillusion. Il ne s’étonne guère du silence des artistes « qui viennent de là-bas » et approuve que certains aient refusé de répondre à la presse ou de participer à une table ronde comme ce fut le cas ce samedi :

« Il y a une certaine parano qui nous fait imaginer que les renseignements du régime sont partout. Nous avons grandi avec cette peur et elle est toujours en nous. »

Mohamad Omran illustre dans des contrastes noir et blanc brutes les provocations du régime. Comme Monif Ajaj, installé en Dordogne, ils « profanent le sacré symbolisé par le président et dont l’idée était impensable au pays » selon ce dernier. Ajaj réalise des portraits acerbes et sans concession de Bachar al-Assad en écho à l’omniprésence des portraits officiels du dirigeant syrien dans les rues du pays.

Est-ce que la place de l’artiste syrien est pour autant définie dans la société comme un engagement intellectuel ? Mohamad Omran en doute :

« La contestation est une façon de participer car les valeurs de la révolution sont toujours là et beaucoup d’artistes cherchent à les défendre. Mais est ce que l’art est capable de changer quelque chose ? Il ne peut pas arrêter la mort et la violence. Il y aura peut-être des avancées à l’avenir qui seront liées à l’art. Mais pour l’instant la réalité est là et je n’aime pas jouer au héros. Je ne fais rien et je ne suis rien par rapport à d’autres qui se sacrifient sur le terrain pour leurs idées. Tout ce que je souhaite est que la violence s’arrête et je ne sais pas comment faire. »

Au regard de la situation actuelle, il considère que vivre en France est une chance. Mais il concède que sa pratique artistique est difficile dans ce contexte de déracinement.

« Al Beyda » de Mohamad Omran (DR)

Le lourd tribut d’un véritable exil

Delphine Leccas, de l’association AIN, est spécialiste de l’art contemporain au Proche-Orient et commissaire de l’exposition au Rocher de Palmer. Elle connaît les artistes présentés pour les avoir rencontrés lors de sa mission au Centre culturel français de Damas et continue, après son départ en 2011 suite aux événements, à suivre leur travail de manière virtuelle, par mails et à travers Skype… Autour de ces mêmes artistes, elle est l’auteur avec Jacques Mandelbaum de « Syrie, L’art en armes » aux éditions La Martinière :

« Ce qui m’intéresse, c’est de voir l’évolution de leur travail tout au long du conflit et durant leurs nouvelles carrières dans de nouvelles sociétés. Tous ont quitté la Syrie d’abord pour se réfugier dans les pays limitrophes, à Beyrouth et au Caire, et ensuite ils ont gagné l’Europe où je continue à vouloir montrer leur travail, les aider à s’ancrer dans ce paysage culturel. »

Sur la place de l’artiste dans l’histoire de son pays et les événements que subit la société syrienne, elle défend l’engagement qui constitue selon elle « un dialogue important ». Les créations présentées à Cenon n’ont pas été faites dans le but de créer une exposition :

« De nombreux artistes exilés ont toujours la Syrie comme obsession. C’est une manière de montrer à ceux qui sont restés là bas qu’ils ne les ont pas abandonnés. »

Et des Syriens vivant les horreurs de la guerre, il y en a beaucoup. Si la plupart d’artistes hommes ont pu partir, beaucoup d’artistes femmes n’ont pas eu cette chance. Sous le poids d’une société traditionnelle, elles sont restées et continuent à produire pour « défendre hier une révolution et aujourd’hui refuser l’extrémisme avec l’extension de la guerre » :

« Pour beaucoup, le retour n’est pas envisagé à cause des menaces directes. Alors qu’ils vivent un véritable exil. On est loin des migrations pour un rêve européen. Les Syriens ont d’abord voulu changer leur pays de l’intérieur et non pas le quitter. »

L’exposition : « Un aspect humain de la tragédie syrienne »

Et pourtant, les réfugiés syriens affluent en Europe, surtout via des réseaux clandestins. Selon la présidente d’Amnesty France, Geneviève Garrigos, ceci s’explique premièrement par l’impossibilité aux pays limitrophes de pouvoir en accueillir encore où 3 500 000 Syriens ont déjà trouvé refuge :

« La situation est très alarmante. La Jordanie ou le Liban sont saturés et sont contraints de fermer leurs frontières pour des raisons de logistique et sanitaire. Les aides acheminées par le Haut commissariat aux réfugiés (HCR) sont très mal distribuées par manque d’effectifs et de moyens. Alors que l’Europe bloque ses frontières et ne veut pas entendre la demande d’accueillir d’urgence 185 000 Syriens, essentiellement des blessés ou des handicapés. La France a promis d’en accueillir 500 alors qu’il faudrait qu’elle en accueille 20 000 ! »

La présidente s’indigne de voir des petits pays supporter le poids et les conséquences de cette guerre : 650 000 réfugiés en Jordanie et plus d’un million au Liban. Amnesty France prépare de ce fait une campagne à partir du 4 février 2015 pour sensibiliser l’opinion publique française à cette urgence :

« Depuis 2011, nous avons mené plusieurs campagnes, notamment depuis Genève 2 et l’échec des négociations entre les protagonistes du conflit syrien, qui ont abouti à une résolution des Nations Unies jamais respectée. Or on assiste encore à une inaction totale, accompagnée d’une carence d’aide. La situation des réfugiés est tellement désespérée que beaucoup d’entre eux préfèrent rentrer en Syrie : “Si on reste ici on va mourir, alors on préfère mourir dans notre pays”. »

Au cours de ce week-end consacré à la création syrienne, Geneviève Garrigos a tenu à être présente :

« Amnesty France a voulu apporter son soutien à cette initiative. La liberté d’expression est le corps même de notre mission de tous les jours sur le terrain. En Syrie, ça fait longtemps que cette liberté est bafouée, que ce soit par les forces armées du gouvernement, les milices ou les islamistes. La situation des artistes est dure et c’est remarquable qu’ils puissent se réunir dans un tel cadre. Du conflit, nous n’avons que sa comptabilité : des chiffres, des blessés, des morts… Cette exposition a le mérite de révéler l’aspect humain de la tragédie syrienne. »


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