Qui sont ces créateurs qui vivent de leur passion, pendant que nous sommes coincés dans un bureau à trimer ? Si l’indépendance guide leur quotidien, ils doivent composer avec d’autres réalités moins glamour : RSA, Pôle Emploi, temps partiel, jobs alimentaires… La création a un prix, mais les passionnés sont prêts à payer.
Une ancienne, mais tenace, passion pour la gravure, la couture ou la fabrication de bijoux, un métier qui épuise, des enfants qui donnent envie de prendre son temps, la souplesse statut d’autoentrepreneur… Et bam ! C’est une nouvelle vie qui commence. Les créateurs – majoritairement des femmes – rencontrés se sont inventés chefs d’entreprise et parlent parfois de business plan, étude de marché, communication, mais surtout de liberté et de passion.
« Ici, personne ne gagne sa vie »
« Ça peut être un vrai drame, surtout pour les femmes », reconnaît pourtant Caroline Ricard, créatrice de la marque pour enfants Petit Pote qui n’a pas hésité à lâcher son travail dans l’évènementiel pour se lancer. « Créer une autoentreprise c’est très simple, mais je suis partie sans business plan et ma situation économique est instable. Je n’ai aucune indépendance financière. »
La toile de fond de la création c’est effectivement la précarité. Rares sont ceux qui peuvent en vivre.
« Parfois, je travaille sans m’arrêter, explique Emilie Maury qui fabrique des accessoires sous la marque Milicancrelat, et quand je regarde ce que j’ai fait, je vois que je ne m’en tirerais pas un salaire. »
Dans la boutique Specimen, installée rue du Mirail depuis septembre, une vingtaine de créateurs s’exposent. Nathalie André est directe :
« Ici, personne ne vit de ses créations, la plupart ont un boulot à côté, nous ne sommes pas dans une logique capitalistique, nous échappons à ce concept. »
Envie de rompre
Les créateurs seraient donc une espèce à part qui n’a pas besoin d’argent pour vivre ? C’est ce que semble dire la créatrice de carnets sous la marque La Revue mobile.
« J’ai planté mon CDI pour faire ça, c’était une envie de rompre. C’est compliqué financièrement, mais j’ai divisé mon budget par cinq et je n’en souffre pas. »
A l’Asile, un espace de coworking pour créateurs (lire encadré), « on vit sous le seuil de pauvreté, reconnaît Henry Gouysse, light painter, on a tous un boulot à mi-temps ou des aides et on gagne dix fois moins qu’avant, mais on laisse parler notre créativité. »
La créativité, la liberté, certes, mais certains envisagent quand même de gagner de l’argent. Avec Petit Pote, Caroline Ricard a rapidement vu qu’elle ne pouvait pas gérer création, conception, commercialisation et communication. Elle a donc décidé de faire fabriquer ses produits par une entreprise béglaise pour se consacrer au développement de sa société.
« Aujourd’hui, je vends entre 50 et 100 pièces par mois et tout ce que je gagne – moins d’un SMIC – je le réinvestis. J’ai du stock et je peux répondre à une commande de boutique assez vite ».
Myriam Yousfi qui se lance à peine dans l’aventure a déjà pris des cours de couture, d’informatique et elle suit des séances d’accompagnement à la création d’entreprise avec initiation à la compta. « C’est un vrai projet professionnel », précise-t-elle.
Sur les marchés, ces chefs d’entreprise se retrouvent aux côtés de passionnées qui commercialisent les créations qu’elles réalisent en dilettantes. Caroline Ricard qualifie cela de « concurrence déloyale » :
« Elles font ça en parallèle de leur boulot, elles n’en ont pas besoin pour vivre, je les crains plus que le made in China car elles ne vendent pas cher. »
Little Market, l’église des créateurs
Novices, opportunistes, artistes… Tous s’y mettent et se mélangent dans les statistiques de l’Insee. En Aquitaine, le nombre d’entreprises artisanales dans le secteur de la production a cru de 9,5 % en 2014.
Mais il est difficile de trouver des chiffres qui décrivent précisément l’ampleur du phénomène car les créateurs peuvent être artistes ou auto-entrepreneurs et les codes métiers liés à la création sont nombreux. En Gironde, en 2014, 2191 des entreprises artisanales créées sur les 3396 étaient des autoentreprises.
Les chiffres du site Little Market sont eux révélateurs de la situation. Cette place de marché est une success story débutée en 2008 et qui affiche un beau palmarès : 90 000 créateurs, 620 000 membres pour 3,3 millions de visites mensuels. Une entreprise rachetée il y a quelques mois par Etsy, le géant américain du secteur qui a généré depuis 2009 1,35 milliard de dollars de vente. Point de précarité en somme pour ceux qui soutiennent la création…
Nicolas Cohen, un des fondateurs, estime que sa société a aidé les créateurs à se structurer.
« Leurs boutiques se professionnalisent, ils ont des cohérences de gammes, des services clients… On en voit certains qui vivent de leurs créations et recrutent. »
Se fédérer pour résister
Cécile Lassis n’ambitionne pas d’être rachetée par un grand groupe américain, mais elle vit de ses créations. « Je parviens à gagner un Smic par mois », annonce-t-elle. Cette créatrice de luminaires a ouvert la boutique Agapi il y a quinze ans et tire deux enseignements de son expérience : la valeur ajoutée des créateurs, c’est le sur-mesure et ils ont tout à gagner à se fédérer.
Avec l’appui de la chambre des métiers et de l’artisanat, elle a d’ailleurs émis l’idée de créer le réseau (et dépliant) Chemin de créateurs de Bordeaux dans lequel dix boutiques-ateliers sont présentées. Mais à peine édité, le document est obsolète car une créatrice est partie et deux autres lieux se sont créés.
La petite nouvelle, c’est La pArtagerie, « un lieu de vie et d’humanisme », show-room de créateurs, espace familles, ateliers et salon de thé bio. Une idée de Céline Rubis, créatrice de la marque Etincelle.
« Je souhaitais promouvoir l’artisanat et le fait-main local dans un lieu qui mêle vie professionnelle, sociale et familiale. »
Et le succès a été rapide, puisque quatorze créatrices se sont portées candidates pour exposer, tenir les permanences et faire vivre le lieu. Même démarche pour la boutique Specimen ouverte en septembre.
« Nous étions plusieurs à avoir travaillé dans une boutique éphémère dans la même rue durant trois mois et ça a marché, nous avons eu envie de pérenniser le concept », explique Elise Maocec (Grô Bobo).
Chacun son style
Aujourd’hui, 20 créateurs y cohabitent. Ces lieux sont des espaces sociaux qui cassent leur isolement, nourrissent leur création. Surtout, le contact avec le client génère le plus de ventes. Ce fonctionnement leur épargne de se déplacer sur des marchés parfois chers et pas toujours rentables et le rapport difficile avec certaines boutiques qui les dépossèdent de leurs créations.
Pour Cécile Lassis, cette volonté de se structurer est nouvelle. Et encourageante.
« Il faut se rassembler, aller les uns chez les autres, ça nous apporte à tous. Plus il y en aura, mieux ce sera. Il n’y a pas de concurrence, on a chacun notre propre style. »
Mais les petites mains des ateliers doivent encore cravacher pour réunir les créateurs de Bordeaux. Emilie Maury l’a constaté quand elle a commencé, l’an dernier.
« Sur le market place Etsy, il y a une team Bordeaux et une créatrice a lancé un appel sur la page pour nous réunir à l’occasion d’un pique-nique. Je suis allée en me disant que c’était bien pour mon réseau : nous nous sommes retrouvées à trois… »
Créer est aussi un exercice solitaire.
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