Chahuts n’est pas un festival comme les autres. Ça, on le sait. Ce festival, qui n’est pas loin du quart de siècle d’existence, puise son inspiration dans la population du quartier Saint-Michel. Ça aussi, on le sait. On pourrait même dire que, après tout, c’est une fête de quartier qui, comme ailleurs, se nourrit des habitants et des événements du quartier. Ici, c’est plus que vrai.
Qu’est ce qui fait alors que Chahuts soit un événement à part ? Un festival qui attire des spectateurs au-delà du territoire de Saint-Michel ? Mehdi Hazgui, sociologue associé depuis 2012, répond en toute simplicité :
« La posture d’action culturelle de Chahuts est intéressante et inédite. Ils sont partis sur une idée de non-projet. C’est un travail de terrain autour d’une idée sans définition, qui allait se préciser jour après jour. »
De ce fait, Caroline Melon, la directrice du festival, n’en revient pas :
« Franchement, pour être sincère, on m’aurait dit qu’on allait le tenir jusqu’au bout, ce projet, je n’y aurais pas cru. Et pourtant. C’est la motivation, mue par le besoin, la souffrance, le jeu, la colère, la joie et la confiance des habitants, des artistes, des commerçants, bref, de ceux et celles qui font cet endroit, c’est grâce à leurs volontés que nous avons continué, parce qu’ils disaient que c’était nécessaire et pertinent. »
L’art permet de faire un pas de côté
De quoi s’agit-il ? D’un festival qui, comme son nom l’indique – festival des arts de la parole, donne la parole aux habitants et invite l’art à la discussion :
« Boire un café et discuter avec des passants, inviter un artiste à juste “être là”, ajoute Caroline Melon. Est-ce qu’on était vraiment à la bonne place ? Est-ce que les formes qui allaient naître seraient de l’art ou juste une pâle illustration, mise en forme de lieux communs, d’évidences, de bruits de trottoirs ? »
Et pourtant, la meneuse des troupes n’a pas bien l’air d’en douter quand on la croise, à l’arrache, comme un tourbillon. Pleine de convictions et débordante d’énergie, les idées lui viennent plus vite que les mots. Au point que ses phrases ne se terminent jamais vraiment, c’est à nous d’imaginer le reste :
« Dans la vie d’un quartier, surtout comme celui de Saint-Michel, la population a l’impression que le langage est confisqué, qu’il est juste permis aux autres, à ceux qui décident. Alors comment réconcilier cette population avec l’expression ? On choisit de le faire avec l’art, parce que l’art permet de faire un pas de côté. »
La transformation du quartier est exprimée
C’est ce « pas de côté » qui a fait mouche. Travailler avec les deux ingrédients « les plus fragiles que sont l’art et la parole », a donné des velléités aux natures les plus réticentes.
Myriam et son compagnon habitent Saint-Michel depuis 7 ans. Leurs deux enfants, de 9 et 4 ans, n’ont pratiquement connu que ce quartier. Les travaux sur la place Saint-Michel ont « jeté une sorte de voile » sur leur vie de tous les jours :
« Tout d’un coup, le quotidien a changé. Il fallait faire un autre trajet pour aller à l’école, vivre avec le bruit des travaux, changer de terrain de jeu pour les enfants. L’idée de Chahuts de “faire un pas de côté” et de nous inviter dans un espace de parole et d’écriture m’a permis de moins subir, d’être concernée, d’avoir l’impression d’agir. »
« La plus-value est là », précise Mehdi Hazgui. Le sociologue rejette les concepts et dit se mettre « à distance » quand on évoque la médiation comme préliminaire à la gentrification. Les quartiers en rénovation entrainent indéniablement une spéculation immobilière, et même si les conséquences ne sont pas aussitôt palpables, les moyens de les anticiper pour y faire face ne sont pas à négliger :
« Comment on fait pour entendre les citoyens quand ils ne sont pas impliqués dans le changement d’une ville ? La population a l’impression que les choses se jouent ailleurs, dans les bureaux des décideurs, avec des politiques, des urbanistes et des architectes. Avec des projets qui ne sont pas très bien positionnés et pas très bien compris, née la frustration. Chahuts invite à l’expression citoyenne et la transformation du quartier est ainsi exprimée. »
Rénovation et réhabilitation, dont acte
« Nous, la question politique, ne nous intéresse pas », prévient Caroline Melon. Le travail de son équipe auprès des habitants est essentiellement axé sur les effets que provoque la mutation des villes. Depuis 4 ans, le début des travaux, Chahuts a planté sa tente au milieu du chantier assurant une permanence pour tenter de comprendre les effets des transformations. Avec une communauté d’artistes et de penseurs, d’habitants et de médiateurs, l’équipe a croisé les impressions orales et écrites pour construire récits et témoignages.
De cette invitation à s’exprimer, sont nés les « actes » :
« Les actes sont des gestes poétiques, une transition entre le passé et l’avenir des lieux, explique Caroline Melon. Après le départ du marché de la place, nous avons rencontré une mère et ses enfants qui dessinaient à la craie sur le sol les emplacements et les contenus des étales. Un autre habitant ramassait et collectionnait les chaussures laissées après le passage des brocantes jusqu’au jour où il n’y en a plus. »
De ces rituels est née toute une partie du programme de Chahuts que Mehdi Hazgui salue comme « une nouvelle pratique qui intègre au mieux l’expérience du citoyen dans le processus de création : le projet est écrit avec et non pas avant ».
« La plupart des programmateurs culturels travaillent à long terme, déplore Caroline Melon. On prévoit des spectacles pour les deux ans à venir. Plus personne ne travaille dans le présent. Nous avons choisi de travailler toute l’année, avec le festival comme émergence festive. »
Une population qui ne s’exprime pas ou peu
De cette invitation libre et ouverte, on pouvait aisément imaginé l’invasion d’une expression culturelle avertie venant de la proximité de l’école des Beaux-Arts ou du Conservatoire. Mehdi Hazgui en tire un tout autre constat :
« C’est vrai que beaucoup pourraient se dire : “je peux mettre en œuvre ma pratique culturelle”. Mais c’est en réalité le premier cercle de Chahuts qui a posé des actes, ils ont ouvert la voie, les temps de permanence ont fait le reste et invité une population qui ne s’exprime pas ou peu. D’autres ont pu y trouver un exutoire intelligent. »
Myriam et ses enfants ont d’abord dessiné au pochoir des pas pour retracer leurs trajets quotidiens :
« Jusqu’au jour où la place était entièrement cernée par les barrières qui en interdisaient l’accès. Prise au jeu des actes, il a fallu trouver un nouveau. En apprenant qu’un faucon pèlerin avait élu domicile dans la flèche, j’ai décidé de faire avec mes enfants des grues en origami et de les accrocher sur les barrières. Après 2 ans, un projet est né : faire 1000 grues avec d’autres habitants pour le festival. Un proverbe japonais dit : “Qui plie 1000 grues, voit son vœu exaucé” ! »
Interroger la question de l’intime
Du vœu, on n’en saura rien. Mais Myriam concède que « ce cheminement sur 3 ans a soulevé la question de l’intime avec l’endroit où on vit ».
C’est au travers de l’intime que Jonathan Macias, du collectif Monts et Merveilles, installe « La Maison » sur la place à l’occasion du festival. D’abord appelé à réfléchir sur la scénographie de la permanence, il voit l’espace s’agrandir avec la disparition progressive des barrières et imagine ainsi, après le salon de la permanence, « une salle à manger, et ensuite plusieurs pièces… tout ce qui fait un espace à vivre ».
« On a pris des meubles chez les habitants ; une façon de les lier à cette place fraichement livrée. L’espace devient habité par la présence de ces objets familiers. La chaleur du vécu vient s’opposer à la minéralité des aménagements et du mobilier urbain. Il sera possible de s’installer sur un canapé et lire son journal ou un livre comme à la maison. »
Pour autant, les pièces de la maison seront suggérés. Les meubles familiers et disparates tout droit sortis de l’intime des intérieurs feront écho aux brocantes qui continueront à s’installer au pied de la flèche le temps du festival. « Qui est-ce qui définit le populaire ? » se demande Jonathan Macias, révolté par les restrictions de libertés, comme celle d’étendre son linge décidée par le maire de Béziers en 2014 :
« L’espace public est le lieu où se créent les libertés », rappelle-t-il.
« Une place à prendre »
Avec une thématique voulue pour la première fois, Chahuts présentera d’autres invitations à « prendre place » au centre du quartier Saint-Michel. De l’inauguration avec « Les Pleureuses » orchestrée par Cécile Maurice de la compagnie Bougrelas, en passant par les « Ginkroniques » d’Hubert Chaperon et « Une forêt d’écoutants » signée Laure Terrier de la compagnie Jeanne Simone, un processus de restitution est enclenché avec pour devise : « On est encore là ».
« On craignait un virage à 180° en terme urbain, mais le fonctionnement social marche toujours, constate Mehdi Hazgui. C’est la représentation du changement qui a fait plus peur que le changement lui-même. »
En parallèle à ce travail de restitution, Chahuts proposera des travaux d’artistes d’ailleurs en résonance avec les questions brassées tout au long de « ces 4 ans », comme « Lecture for Every One » de Sarah Vanhee, performeuse issue de Campo, ou le « Collectif Jambe », micro-laboratoire sur les jeux piloté par L’Amicale de production, qui présentera également son « Jeu de l’oie du spectacle vivant ».
« Aujourd’hui, nous ne doutons plus, souligne Caroline Melon dans sa présentation de la 24e édition du festival Chahuts. Nous sommes convaincus de la justesse du processus et de ce que nous vous invitons avec force, joie et honneur à partager. »
Infos
- Programme et réservation sur le site Chahuts
- Inauguration le mercredi 10 juin à 18h30 sur la place Saint-Michel (gratuit)
Aller plus loin
- Article sur Rue89 Bordeaux : Saint-Michel bascule-t-il bobo ?
- Article sur Rue89 Bordeaux : Saint-Michel retrouve sa place
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