Situé dans une grande maison aux pièces labyrinthiques, le Musée de la création franche détient une collection de 15 000 œuvres d’art brut et apparentés, il est ainsi le seul musée public dédié à cette forme d’art en France, un musée dont le réseau est international mené par son très actif directeur, Pascal Rigeade.
« Le rythme est assez soutenu car nous faisons 5 expositions par an, une exposition collective internationale, des expositions personnelles ainsi qu’une collection permanente avec notre fond de collection renouvelée tous les 6 mois. »
Actuellement, et jusqu’au 6 septembre, est présentée la collection « Outsiders d’Indonésie », avec les œuvres de 9 créateurs indonésiens. Parmi eux, Noviadi Angkasapura : né en Papouasie occidentale en 1979, il dit avoir rencontré une créature surnaturelle en 2003 lui délivrant le message de vivre honnêtement et patiemment, message qu’il transmet à son tour par son art. Il a présenté ses dessins à la Calvin-Morris Gallery de New York et la galerie Henry Boxer de Richmond Hil. Il ne rentre alors pas tout à fait dans les codes de l’art brut mais s’en apparente.
Quant à l’exposition « Comme une bête », de la collection permanente du musée, celle-ci tient place jusque fin janvier et présente des représentations d’animaux domestiques, sauvages ou même surnaturels.
On peut y voir certains dessins de Yvonne Robert. Après une enfance très difficile suivie de drames personnels dans sa vie d’adulte, elle s’achète un jour des tubes d’aquarelle et commence ainsi à peindre des œuvres très colorées. Ou encore Jean-Dominique, cet agriculteur qui suite à une maladie se voit contraint d’arrêter son travail, et se met alors à sculpter sur du bois, des œuvres rappelant son univers rural.
Redorer l’image d’une ville
C’est en 1989 que naît le musée de la Création Franche. Noël Mamère tout juste élu maire de Bègles, demande à Gérard Sandrey, l’ancien secrétaire général de la mairie, de le seconder. Gérard Sandrey, qui s’intéressait à l’art brut depuis les années 1960, accepte, à condition que la Ville mette à sa disposition un local pour installer son atelier et montrer des œuvres.
Il peut alors lancer la première exposition de ce qu’il nomme « création franche », l’appellation « art brut » lui étant refusé par le musée de Lausanne, spécialiste en la matière. L’évènement remporte un réel succès, l’aventure ne peut donc pas s’arrêter là : le lieu devient Musée municipal de la création franche en 1996.
Le travail est alors concentré sur deux axes principaux : l’organisation régulière d’expositions et la reconnaissance internationale du lieu pour impressionner les élus locaux et que ceux-ci finissent par le soutenir.
« Il n’y avait pas de lieu en France qui s’intéressait à l’art brut et présentait des expositions, la création franche a donc vite été connue, les auteurs exposés ont proposé de donner leurs œuvres pour qu’une collection puisse commencer. Et aujourd’hui nous avons 15 000 œuvres venant de tous les continents, avec peut-être une lacune sur le Moyen-Orient mais j’y travaille. »
L’art de ne pas commercer
Le musée se développe alors grâce aux dons des auteurs et aussi par des achats, financé par la ville il dispose d’un budget d’acquisition :
« Mais ce type d’œuvre ne coûte pas des sommes exorbitantes comme l’art contemporain, le budget reste donc très raisonnable. »
Autre spécificité des lieux, le musée fait aussi office de galerie, même s’il n’en a en fait que le nom. En effet, il ne prend pas de commission sur les œuvres vendues, se contentant d’un rôle de passeur entre le collectionneur et le créateur :
« Nous ne faisons pas acte de commerce, celle volonté de vente des œuvres répond au désir de Gérard Sandrey qui voulait aider ces créateurs vivant dans des conditions précaires, les aider à passer ce cap difficile de la vie matérielle. Aider et diffuser cette force de création. »
Ici encore, les œuvres peuvent s’acquérir facilement, à partir de 25€ :
« Si le visiteur a un coup de cœur, il peut donc l’assouvir. »
Des petits prix menacés justement par un effet de mode, au grand désespoir du directeur :
« L’art contemporain est à la baisse et un phénomène se construit autour de l’art brut, quelques acteurs sont en train de structurer un marché de l’art brut sur le modèle de l’art contemporain, ce qui dénature complètement la chose. »
Des auteurs insoupçonnés
En effet, l’art brut est un mouvement bien à part, en marge des conventions traditionnelles de l’art. Mais il est tout de même bien difficile de définir le concept. Dubuffet tenait d’ailleurs à ne pas parler d’ « artistes » mais bien d’ « auteurs ».
« Ces auteurs sont indemnes de culture artistique et ne procèdent donc pas par mimétisme, c’est opposé à ce que Dubuffet appelait “l’art culturel”. »
Son créateur lui-même avait du mal à le cerner, il ne cessera de le redéfinir toute sa vie :
« A la fin il parlait de pôles avec non pas un art brut mais des arts bruts, c’est vraiment une notion en mouvement. »
Le musée de la création franche prend alors racine dans l’art brut tout en s’ouvrant à l’art populaire et à l’art naïf.
Mais ce qui semble commun entre toutes ces œuvres, ce sont leurs auteurs, des personnes souvent blessées par la vie qui répondent à un besoin de créer sans avoir l’intention de montrer leur travail, ni conscience que ce sont des œuvres d’art.
« Un authentique auteur d’art brut n’appelle pas lui-même votre attention, il n’a pas d’objectif de reconnaissance ou d’exposition. Lorsque je reçois des mails de personnes qui m’invitent à voir leur propre travail, je n’y vais même pas. »
C’est alors par le réseau, qu’il a petit à petit élargit, que Pascal Rigeade trouve de nouveaux auteurs, aidé par son conseil consultatif artistique composé de pointures : Gérard Sandrey bien sûr mais aussi Colin Rhodes, professeur d’art à l’université de Sydney et Phil Smith, galeriste new-yorkais.
« Ce sont souvent les familles ou les proches qui nous parlent du travail de tel ou tel. Ça fonctionne par le bouche à oreille. C’est souvent difficile de convaincre les auteurs d’exposer, celui qui nous alerte joue alors le rôle de médiateur et facilite la prise de contact. »
« Il leur faut leur dose »
Il donne alors l’exemple de cette femme s’exprimant par la photographie. Elle voulait tant garder son secret bien à elle qu’il lui a fallu un an pour réussir à la convaincre de lui montrer comment elle faisait, prouvant ainsi qu’il s’agissait bien d’un travail spontané et non de retouches. Ou encore cet homme qui lui téléphonait tous les jours durant l’exposition pour prendre des nouvelles de ses œuvres :
« Dessiner, peindre, sculpter est vital pour ces gens-là, il leur faut leur dose. »
Mais attention, si l’art brut peut prendre un aspect thérapeutique pour ses auteurs, il n’est en rien de l’art thérapie qui lui est encadré médicalement et où les patients ont l’injonction de dessiner.
« Décloisonner les frontières entre les disciplines »
Si le musée expose des auteurs internationaux et est bien connu des gens du milieu, celui-ci ne semble pas si célèbre pour le grand public, notamment celui de proximité. Pascal Rigeade cherche donc à développer cet aspect-là avec des expositions « hors les murs » comme dernièrement à l’écomusée de Marquèze ou en ce moment à la médiathèque de Mérignac, les créations franches seront également présentes à la biennale de Lyon avec 250 œuvres.
Des partenariats sont effectués avec l’office de tourisme de Bordeaux et des animations spectaculaires sont proposées tous les ans pour la nuit des musées, l’année dernière un travail avec le numérique, cette année autour des 5 sens, il y a une réelle volonté d’interactivité :
« C’est une autre façon de vivre le musée, c’est aussi pour montrer que l’art brut est compatible avec le numérique, d’ailleurs nous devons déménager à la Cité numérique des boulevards à l’horizon 2018. »
Plus que le numérique, c’est toutes les disciplines qui peuvent cohabiter selon le directeur :
« On aimerait décloisonner les frontières entre les disciplines. On a déjà réalisé un travail avec le théâtre où je demandais à chaque comédien d’interpréter une œuvre, ce qui était amusant c’était de voir que les interprétations d’une même œuvre pouvaient être complètement différentes. J’aimerais aussi faire cela avec la danse. »
Venir au musée comme aller au cinéma
En effet, il n’y a pas d’interprétation unique d’une œuvre. Si l’art peut sembler abstrait, difficile à comprendre, Pascal Rigeade veut justement démocratiser le musée :
« On doit aller au musée comme on va au cinéma ou a un concert, quand on va voir un film on ne se pose pas la question de savoir si on va comprendre le message, on y va pour le plaisir, il faut pousser les portes des musées avec cette idée. D’ailleurs on peut éprouver une émotion ou non tout comme on peut sortir enjoué ou déçu d’un spectacle. Il y a vraiment eu une perversion par l’éducation nationale dans son approche de l’art dans les programmes scolaires. »
La médiation n’est alors que très peu développée au musée de la création franche, le but étant que le visiteur vive pleinement son expérience sensible sans avoir d’informations à priori, en revanche il peut poser des questions a posteriori, cela permet que son esprit critique soit constamment en éveil tout au long de la visite.
« Il n’y a pas de raison de demander une béquille pour visiter une exposition. »
La visite et la découverte de cet art brut et apparentés peut donc se faire en groupe le matin sur réservation, la structure accueillant de nombreux scolaires, mais aussi seul ou en famille. Veillez cependant à ne pas vous perdre dans cette succession de salles et n’oubliez pas de passer par la petite du fond, celle de la création postale montrant des cartes des plus originales de la correspondance entre les auteurs et l’équipe du musée : n’importe qui peut envoyer une carte et peut-être se retrouver exposé !
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