1. Rousset enraciné, mais dans un terreau peu profond
Alain Rousset aura résisté aux contempteurs d’une gauche économiquement, socialement et écologiquement ramollie, aux négateurs de la République de la non-exclusion et enfin à l’offensive de « la dame de faire », dont le scénario, malgré ses talents de productrice télévisuelle et de présidente de Disneyland Paris, n’aura pas fait suffisamment d’audience. Bref, la nouvelle région Ouest-Atlantique sera probablement l’une des trois, avec la Bretagne et Midi-Pyrénées-Languedoc-Roussillon, à préserver son ancrage dans la gauche socialiste, et ce malgré la déconfiture de la gestion hollandiste au niveau national.
Attention, bien sûr, rien n’est joué, car l’armée des abstentionnistes constitue une réserve de masse, qui peut faire gagner d’autres régions à la gauche et/ou faire progresser des listes de droite lors du second tour. Ce sera d’ailleurs l’un des constats de cette analyse : il est navrant que l’esprit citoyen ne se soit pas réveillé et mobilisé avec ardeur. On paye là, je crois, le découplage entre Départementales et Régionales, et donc les petits calculs politiciens des hollandistes, qui ont voulu bomber le torse par une réforme improvisée de l’institution régionale et qui ont manqué l’occasion de monter de grandes élections locales, mobilisatrices, autour d’enjeux clairs.
Le terreau de l’enracinement d’Alain Rousset n’est donc guère épais, disons le sans ambages… Mais les « vieux renards » comme lui savent survivre avec persévérance dans les sous-bois, où la fertilité manque quelque peu et où l’expérience politicienne permet de traverser les buissons les plus épineux ! Et dieu sait si la nouvelle région tripartite est riche en tels sous-bois et forêts !
2. Une guerre des egos
Comme dans plusieurs régions (Auvergne-Rhône-Alpes, notamment), la guerre des égos avait été déclenchée sans retenue. Le Front de gauche s’en était tenue à l’écart, bien que son (jeune) candidat, Olivier Dartigolles, siège à la direction nationale du Parti communiste. Le paradoxe aura été qu’Alain Rousset est passé pour le candidat du système, comme le notable par excellence, alors qu’il a raté son accès à une fonction ministérielle. Il est vrai que c’est un « cumulard », à la fois député à Paris et président de la Région, ce qui n’est plus en odeur de sainteté, comme le prouve le cas de Valérie Pécresse en Ile-de-France, qui a promis de quitter le Parlement en cas de victoire.
« Nous en avons assez d’un politicien socialiste assis, candidat à sa quatrième élection, avec deux ministres en exercice sur sa liste […]. Au contraire, je m’engage à être une présidente de Région à temps complet, et à démissionner de tout mandat exécutif », a proclamé V. Calmels.
On a failli avoir peur, car elle aurait dû quitter sa fonction de premier adjoint à la Mairie de Bordeaux en charge de l’économie, de l’emploi et de la croissance durable, et peut-être quitter la course à la candidature au poste de maire, si jamais Alain Juppé devenait président de la République… Ce sentiment anti-Rousset a surgi aussi sur la fiche du Front national, hostile aux « barons contaminés par la folie des grandeurs ».
Virginie Calmels se sera montrée offensive en lançant sa campagne très tôt durant l’été, en tenant des propos d’une « virilité » combative assurée – et je cite à nouveau son projet d’être « votre dame de faire », bonne connaisseuse du « monde réel », en tant que responsable d’entreprise, donc absolument pas une sorte de « permanente professionnelle » de parti, comme Alain Rousset – qui a commencé jadis par une responsabilité de développement économique, tout de même, sur le bassin de Lacq.
Elle se voulait non seulement représenter l’alternance, mais surtout, à 44 ans, incarner le renouvellement générationnel – « Génération Nouvelle Région » – face à un sortant rechignant à « sortir » et peut-être désireux, à 64 ans, de tenir comme Philippe Madrelle à la tête du Département, jusqu’à 78 ans (sans parler du Sénat !), voire comme Alain Juppé, censé rester maire et président de la Métropole jusqu’à 75 ans.
Et un article paru dans le magazine économique hebdomadaire Challenges [Florian Fayolle, « Intrépide. Portrait. Virginie Calmels, tête de liste LR pour les Régionales », n°455, 26 novembre 2015, pp. 92-95] avait à point nommé nourri ce mouvement de construction d’une image de marque de « réformatrice » novatrice face à un Alain Rousset considéré comme un « gestionnaire » banal, et de l’expression d’une volonté d’une Région « conquérante, entreprenante », mais aussi « accueillante ».
Capital d’expérience
Cependant, celui-ci s’est montré rusé, jouant, comme je l’ai dit, au « vieux renard », épaulé par ce sage matois qu’est le député et ancien vice-président du conseil général Gilles Savary – jadis aussi professeur associé à Sciences Po Bordeaux dans le master de gestion des services publics EAP. Tous les deux et nombre d’élus de bon aloi ont su renouveler ce qu’avait déjà réussi le trio Philippe Madrelle / Jean-Luc Gleyzes / Christine Bost.
D’un côté, ils ont valorisé efficacement et sans emphase la partie constructive du bilan, sans entrer dans des polémiques, et l’enracinement dans les terroirs désormais tripartites – d’où d’ailleurs la présence du « chasseur » Henri Sabarot. Et ils ont rassemblé à de bonnes places des élus locaux, des maires de bourgades, pour bien montrer qu’il ne s’agissait pas de « casser » un système relationnel politique finalement représentatif des citoyens, mais d’en extraire tout le capital d’expérience en l’insérant dans le processus programmatique.
D’autre part, ils ont insufflé des doses de modernité, d’innovation, voire d’écologie, comme a toujours su le faire avec grand art le président sortant, sans cesse à l’affût des symboles de la troisième révolution industrielle en Aquitaine, en rappelant les quelques euros mis dans tel ou tel projet, même si l’on sait bien que ce sont les grands investissements des firmes de l’aérospatiale qui portent l’innovation dans le Sud-Ouest ainsi que nombre de PME vivaces.
3. Savait-on vraiment pour quoi on votait ?
Le fort taux d’abstention (49,71% pour la Gironde ; 53% sur Bordeaux) ne reflète pas seulement les tendances nationales (rejet du hollandisme, faible perception des enjeux du choix d’une majorité dans une telle institution, éloignement territorial par rapport au pôle bordelais bien lointain), mais aussi ce sentiment diffus qu’on ne sait pas pour quoi on devrait voter, quelle politique territoriale représente véritablement telle ou telle liste.
Cela dit, on remarquera que plus d’électeurs se sont déplacés cette année (50,29%) qu’il y a cinq ans (47,35%). Mais peut-on réellement parler d’un sursaut de mobilisation à cause de cette différence de 2,94 points ? Et c’est un tantinet moins qu’à l’échelle de la nouvelle Région (50,84%).
Un problème clé reste tout de même de savoir non pour qui, mais pour quoi on aurait eu envie de voter et pourquoi on a voté. En effet, si l’on consulte les tracts officiels reçus au domicile des citoyens, ceux-ci n’ont guère de « bréviaire » pour justifier leur engagement. Certes, tous les médias ont rappelé les fonctions des Régions, telles qu’elles ont été complétées et recentrées par la loi Nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe) en juillet 2015.
Les débats nationaux ont étouffé les réalités
Mais s’est-on réellement battu dans ce cadre relativement étroit ? pour choisir comment utiliser les centaines de millions d’euros que la nouvelle Région aura à gérer chaque année pour les investissements ? Sur un budget 2015 de 1,4 milliard d’euros pour la seule Aquitaine, la priorité avait été donné aux transports ferroviaires (les TER), à des aides économiques ciblées aux entreprises, et à l’approfondissement des filières de formation, dont celles gérées en direct, les lycées, dont les lycées professionnels et technologiques, bases de la mise à niveau des jeunes.
Or, si la gauche était bien placée pour évoquer ce bilan, les débats ont quelque peu étouffé ces réalités puisqu’ils se sont ennoyés dans les considérations politiques nationales. Le Front national a évoqué plusieurs thèmes situés a priori dans le champ des compétences régionales : « assurer la sécurité aux abords des lycées » et « créer une police régionale des transports » (dans les deux cas, avec des vigiles privés ?), « adapter la formation professionnelle et l’apprentissage aux besoins des entreprises », « favoriser les TPE et PME locales dans l’accès aux marchés publics ».
Tout le reste n’était que politique nationale, et les deux derniers points sont déjà mis en pratique largement, même si l’on peut toujours faire mieux et plus – par exemple, accueillir plus de gens en formation professionnelle dans des lycées actuellement fermés pendant quatre mois, donc renforcer les filières spécifiques, comme celles animées par les GRETA pour la formation permanente des adultes.
Un point de convergence aura réuni l’extrême-droite et l’extrême gauche : « Exiger le remboursement des aides publiques aux entreprises en cas de délocalisation, de licenciements ou d’embauche de travailleurs détachés », disait la première. « Nous mettrons en place une véritable conditionnalité des aides publiques : plus un euro aux entreprises qui licencient et qui ne réinvestissent pas dans l’emploi », a promis la seconde.
Homme du fer contre « dame de faire »
Le Front de gauche avait lancé l’idée qui me semble la plus originale : « Nous convoquerons une conférence bancaire régionale, pour faire le point du financement de l’économie par les banques. » Même A. Rousset pourrait se rallier à une telle proposition, dans la ligne des comités informels déjà tissés dans le cadre des « plans de revitalisation » prévus en cas d’attrition des effectifs sur un site de production.
Mais nulle part l’on n’a senti frémir d’enthousiasme pour les projets de TER, seul le grand projet de LGV au-delà de Bordeaux suscitant la passion chez les roussetistes (« la LGV, j’y vais »), alors que la liaison banale entre Bordeaux et Agen est saturée, tant pour les TGV, les TER ou pour les Intercités, et devrait être la cible prioritaire.
Un point de tension aura été sur ce registre la liaison ferroviaire franco-espagnole à travers les Pyrénées centrales (Pau-Canfranc), considérée par Virginie Calmels comme inutile. C’est que la guérilla entre Alain Rousset, la SNCF et le responsable régional des TER, et in fine aussi avec SNCF réseaux (pour la modernisation des voies) a pollué le dernier mandat quinquennal – et ce de façon trouble puisque, finalement, le socialiste est en pointe au niveau national pour qu’on applique plus vite le projet de mise en concurrence des responsables des réseaux ferroviaires régionaux, comme en Allemagne et au Royaume-Uni, comme c’est déjà le cas pour les réseaux de transport urbains et donc au niveau de Bordeaux Métropole. À la limite, sa rivale est apparue plus fidèle à une conception du service public classique : « Moderniser et sécuriser les TER et les réseaux ferrés », mais sans oublier les routes.
Mais on sait que, si la gauche garde les rênes, elle devra composer avec les écologistes d’EELV, bien qu’un conseiller influent pour tout ce qui touchait aux services collectifs, Patrick Du Fau de Lamothe, ait été exclu de leur groupe en 2013.
A l’aveuglette dans l’isoloir
On n’a pas disposé non plus d’un vaste plan concernant les lycées, ceux à rénover et ceux à créer, au-delà d’annonces au cas par cas au gré des déplacements du président sortant. Et Virginie Calmels ne s’est pas réellement sentie vibrer d’enthousiasme pour s’approprier un vaste programme régional de formation – sinon en souhaitant « adapter la formation, clé de l’avenir de tous : doubler le nombre d’apprentis et adapter la formation professionnelle au marché du travail et aux métiers de demain » ce qui reste flou –, tandis que son rival a habilement placé l’ancien recteur aquitain Jean-Louis Nembrini en troisième position sur sa liste girondine, afin de prendre la succession d’Anne-Marie Cocula comme responsable des lycées à la Région.
Bref, sauf si l’on avait suivi toutes les réunions publiques, et même si l’on s’était bien informé dans la presse, c’est bien quelque peu à l’aveuglette que l’on a dû marcher vers l’isoloir, contrairement aux élections départementales, où les programmes m’ont semblé beaucoup plus précis.
Il est vrai que la création de la méga-Région n’aura pas facilité la clarté des programmes, d’autant plus qu’elle a été instituée au son du canon, au nom de préoccupations politiciennes – prouver qu’on agissait, qu’on était capable de vaincre les groupements d’intérêts politiques –, sans véritablement laisser le temps aux candidats de présenter des programmes unificateurs à l’échelle de la nouvelle institution.
4. Où est passée Zoé Shepard ?
Le grand mystère aura enfin été l’absence de notre Danielle Steele – la romancière américaine avide d’études de cas vendues par millions – de la vie du Conseil régional, Zoé Shepard, pseudonyme d’un cadre supérieur de la Région et diplômée de Sciences Po Bordeaux, Aurélie Boullet. Celle qui avait publié notamment une sorte de reportage à vif sur le « non-travail » au Siège de la rue François-de-Sourdis [Absolument dé-bor-dée, 2010 ; avant Ta carrière est fi-nie, 2012] n’aura pas été partie prenante de la campagne. Pourtant, son ombre portait sur nombre de programmes électoraux.
En effet, Virginie Calmels n’aura pas manqué, comme l’aura fait l’ensemble d’une droite tirant à boulets rouges sur une gauche tenant tous les Conseils régionaux (sauf un, l’Alsace), de promettre de manier la hache : « Respecter l’argent public dont nous sommes responsables devant les citoyens : baisser enfin la dépense publique en ne remplaçant plus systématiquement les agents du Conseil régional partant à la retraite, en luttant contre l’absentéisme et en encourageant compétences et talents. » Jacques Colombier lui aura fait écho : « Lutter contre les gaspillages et faire de vraies économies de fonctionnement. Geler le niveau des taxes régionales. »
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