Média local avec zéro milliardaire dedans

Les cinémas girondins vont-ils crever d’écrans ?

La cour administrative d’appel va examiner le recours de l’Utopia et d’autres salles de la métropole contre le projet de multiplexe UGC aux Bassins à flot. Malgré une offre déjà importante en Gironde, les projets de complexes cinématographiques se multiplient, au risque d’asphyxier les cinémas indépendants. Par Maurine Bajac et Oriol Calens (EFJ), avec Simon Barthélémy.

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Les cinémas girondins vont-ils crever d’écrans ?

Le cinéma Utopia à Bordeaux, en lutte contre le projet de multiplexe UGC (Mertxe Iturrioz/flickr/CC)
Le cinéma Utopia à Bordeaux, en lutte contre le projet de multiplexe UGC (Mertxe Iturrioz/flickr/CC)

UGC Ciné Cité à Gambetta, Mega CGR le Français Cours de l’Intendance, l’Utopia Place Camille Jullian, le triangle d’or accueille déjà trois lieux dédiés au 7e art à quelques rues à peine les uns des autres. Alors que la concurrence est déjà rude, et que la fréquentation générale est à la baisse, l’Utopia et CGR s’inquiètent du projet de nouveau multiplexe aux Bassins à flot, qui porterait à 31 le nombre de salles UGC à Bordeaux.

Validé par la commission départementale d’aménagement cinématographique en 2014, le dossier a reçu le 6 février dernier le feu vert de la commission nationale, la CNAC, rejetant les recours des réseaux d’exploitants, ainsi que ceux des mairies d’Eysines et Blanquefort (qui possèdent leurs propres salles) et de la médiatrice nationale du cinéma.

Mais les opposants ne baissent pas les bras. Deux procédures sont en cours à la cour administrative d’appel, déposés par l’Utopia d’un côté, et d’un autre par le CGR, Eysines, Blanquefort et par le réseau Artec, qui exploite 15 salles dans la région. Selon nos informations, la date d’audience n’est pas encore arrêtée, mais pourrait intervenir au premier trimestre 2016.

« Notre argumentation reste la même, indique Jean-Michel Ducomte, avocat de l’Utopia : le nécessaire respect de la concurrence au profit des salles diffusant du cinéma de qualité. Ses promoteurs avancent que c’est un projet utile, car il comble un vide dans un espace mal desservi de l’agglomération bordelaise. Nous leur répondons qu’une offre importante existe déjà, et que la création d’un multiplexe important va attirer de façon presque mécanique la clientèle des autres cinémas, et étouffer rapidement des salles comme l’Utopia. »

« Programmation prédatrice »

Joint à plusieurs reprises par Rue89 Bordeaux, UGC n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien. Le 6 février 2015, Hugues Borgia, directeur général d’’UGC Ciné Cité déclarait à Sud Ouest s’inscrire « dans la dynamique de construction de nouveaux logements et d »installation de 10 000 étudiants dans le quartier qui va bientôt naître. La Ville de Bordeaux est demandeuse d’’un cinéma pour le faire vivre. Nous avons mené cette opération en concertation étroite avec elle et avec la Métropole. »

Qui elle-même n’aurait guère consulté les acteurs bordelais en place, à en croire Patrick Troudet, directeur de l’Utopia :

« C’est une pure décision politique d’aménagement commercial, qui a aucun moment n’a tenu compte de la spécificité du marché. même au niveau des commissions départementale et nationale d’aménagement cinématographique, personne n’a voulu savoir quelles allaient être les conséquences pour la seul salle art et essai de la ville. Or notre inquiétude vient surtout du fait qu’UGC a une politique de programmation prédatrice : nous sommes en situation de concurrence acharnée avec les 18 salles existantes sur les partages de copies car UGC vient de plus en plus souvent sur des films Art et Essai a priori réservées aux salles pointues. »

Pour la CNAC, Patrick Troudet avait chiffré cette immersion du concurrent sur leur « cœur d’activité » :

« En 2014, UGC Ciné Cité a programmé 33 films Art et Essai ayant réalisé moins de 100000 entrées en France. De notre côté, on ne les concurrence pas sur les blockbusters, nous ne sommes pas de ceux qui ont réclamé “Star Wars” à corps et à cris : on n’a sorti que 7 des 80 films ayant fait plus de 500000 entrées, tous classés Art et Essai , dont “12 years a slave” et “Timbuktu”. On ne conteste pas le tandem avec l’UGC sur des films Art et Essai porteurs, comme les Woody Allen ou “Marguerite”. Mais le public potentiel est beaucoup moins fort sur “Bang Gang”, un premier film français sans aucune vedette, ou “Au delà des montagnes”, du Chinois Jia Zhangke, deux films que nous programmons actuellement en même temps. »

Des films qui à en croire l’Utopia vont rester une semaine à l’UGC et auront « une deuxième vie » chez eux, où ils demeurent 3 ou 4 semaines à l’affiche.

La guerre des bobines

Avec 13 salles supplémentaires dans l’agglomération, la guerre des bobines va-t-elle s’aggraver ? Un film sort en France avec un certain nombre de copies, les distributeurs les attribuent alors à tel ou tel établissement en fonction des zones géographiques pour que les spectateurs puissent le voir où qu’il vive sur le territoire.

Mais l’augmentation du nombre d’écrans dans la région fragilise ce schéma, nous explique la présidente de l’association pour les cinémas de proximité en Gironde, Cathy Gery :

« Un blockbuster comme Star Wars va sortir avec 1000 copies pour la France par exemple, mais une petite production avec 2 seulement. Un gros réseau de salles va aspirer plusieurs copies et empêcher des cinémas de proximité de les avoir. C’est le nerf de la guerre pour nous, et cela déséquilibre le maillage territorial en place. »

La programmatrice du cinéma des proximité Les Colonnes à Blanquefort, Manon Delauge, est également confrontée à ce problème :

« Pour nous, salle de proximité, c’est quasiment impossible de négocier directement avec les distributeurs de copies. C’est pour cela que nous avons faisons partie d’une entente de programmation qui négocie les locations de copie. D’autant que les multiplexes imposent souvent des conditions d’exclusivité. Et moins on fait d’entrées moins on a accès aux copies, un cercle vicieux puisque l’ouverture de multiplexes fait baisser nos entrées. »

Plus les salles sont importantes, plus il est difficile pour les indépendants d’assurer leur programmation, et donc de continuer d’attirer les spectateurs. Un cercle vicieux…

La baisse des fréquentations en Gironde est commune à tout type de cinéma (CCI de Bordeaux)

Enjeux politiques

L’association de Cathy Gery accompagne et appuie donc les recours déposés en justice contre les projets de complexes cinématographiques en Gironde. Dont celui de la mairie d’Eysines contre l’UGC des Bassins à flot. Car si le cinéma Jean Renoir (géré par Artec dans le cadre d’une délégation de service public) s’est remis de l’ouverture du Mégarama du Pian-Médoc, il risque de subir de plein fouet la concurrence du futur multiplexe.

« Il y a déjà énormément de cinémas sur le département de la Gironde, cela porte préjudice aux petites salles de proximité, estime Catherine Piet-Burgues, adjointe au maire en charge de la culture. La notre a souffert, mais nous sommes parvenus à redresser la situation grâce à un gros travail d’animation et d’éducation à l’image. »

Avec un fauteuil pour 50 habitants, le nombre de salles de cinéma en Gironde dépasse en effet largement la moyenne nationale (1 fauteuil pour 58 habitants). Et pourtant, un peu comme pour les centres commerciaux, la CDAC valide régulièrement les projets ce complexes qui lui sont soumis (lire l’encadré).

Il lui arrive pourtant de dire non. Un projet de multiplexe (8 salles) porté par la société Grand Ecran à Langon a ainsi été rejeté par la CDAC et la CNAC, en raison de la proximité de cinémas indépendants de centre-ville, les « 2 Rio » à Langon et le « Vog » à Bazas. Pourtant, lors d’un conseil municipal à huis-clos, la mairie de Langon a relancé ce projet de complexe en périphérie, au détriment d’une rénovation de la salle du centre bourg.

« On ne sait pas qui en faisait partie de ce faux conseil municipal convoqué par le maire, Philippe Plagnol, mais ils ont donné un avis  favorable au multiplexe. Une décision totalement farfelue : ça ne devrait pas se passer comme cela, proteste Cathy Gery . Il faut que l’ensemble des élus étudient un autre projet pour la ville, celui du cinéma indépendant “Les 2 Rio”.  Un projet de 5 salles avec une programmation qui mêlerait une programmation grand public et Art et Essai . »

Un public à reconquérir

Un équilibre que tente de tenir Youen Bernard, directeur de la société Artec. A la tête d’une quinzaine de salles dans le département (le Jean Renoir à Eysines, l’Anamorphose à Pompignac…) il est impliqué dans les recours contre l’UGC des Bassins à flot, et contre un autre projet de la société Grand Ecran, à Saint-Eulalie. Mais son projet de Cinévillage, un complexe de 6 salles (distinct selon lui des multiplexes) à Saint-André-de-Cubzac, est lui-même attaqué au tribunal administratif…

Selon Youen Bernard, cette situation de concurrence pousse les cinémas de proximité à se réinventer :

« Nous avons besoin d’aides financières des municipalités pour survivre mais l’argent public se fait de plus en plus rare. Or nous devons investir dans de nouvelles salles et équipements, plus modernes, pour gagner de la clientèle. Les salles non rénovées sont extrêmement fragilisées. Blaye a investi dans une salle moderne, le Zoetrope, qui dépasse largement nos attentes. On a pourtant dû faire face a l’arrivée du numérique qui alourdit nos charges. Alors oui, l’économie des petites exploitations est mise à mal. Mais il faut aussi y voir l’émulation que cela suscite, il y a une vraie dynamique en Gironde. Si vous savez que le bateau va couler, il y a grand intérêt à savoir nager. »

En effet, les cinémas de proximité n’ont pas dit leur dernier mot. Si les multiplexes raflent une bonne partie du public, en particulier les jeunes, les cinémas de proximité organisent régulièrement des évènements culturels conviviaux, en collaboration avec des associations locales.

Par exemple, Le Carré-Les Colonnes à Blanquefort s’est assuré une clientèle en proposant des « ciné-brunch » et des séances cinéma en lien avec sa programmation spectacles. Au Jean-Renoir à Eysines, on organise entre autre des apéro-conférences. Les tarifs sont aussi plus souples dans ce genre de cinémas, où sont mis en place des politiques d’abonnement avantageuses.

Face à ces géants du cinéma, les indépendants font de la proximité leur principale arme, sans laquelle ils seraient contraints de tirer définitivement le rideau.

Maurine Bajac, Oriol Calens et Simon Barthélémy


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