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Théâtre : la jeune scène bordelaise démonte la famille

Deux troupes déterrent les secrets de famille sur les scènes bordelaises. Crypsum au TnBA ausculte un fait divers américain, adapté de la verve « morpionne » de Joyce Carol Oates. Baptiste Amann, auteur et metteur en scène, joue le « ressouvenir » d’une enfance passée en banlieue dans le premier volet d’une trilogie sur la scène du Glob Théâtre.

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Théâtre : la jeune scène bordelaise démonte la famille

"Des territoires (on sifflera la marseillaise)", au Glob Théâtre jusqu’au 22 janvier (DR)
« Des territoires (on sifflera la marseillaise) », au Glob Théâtre jusqu’au 22 janvier (Antoine Delage/Happen)

Bordeaux côté scène bruisse depuis quelque temps d’un renouvellement vivifiant de ses troupes. Les collectifs de théâtre, souvent constitués après une formation commune, abondent : Apache, Os’O, Du chien dans les dents, Crypsum, pour ne citer qu’eux.

Ces derniers, issus pour la plupart de l’Atelier Volant du Théâtre National de Toulouse et implantés à Bordeaux depuis 2010, ne sont pas de la plus jeune vague. Mais confirment avec leur « Ils vécurent tous horriblement et eurent beaucoup de tourments… », présenté au TnBA jusqu’à samedi (à guichet fermé) les obsessions qui les habitent : la littérature, la famille, l’Amérique. Et leur formidable propension à tout dézinguer par le rire, le jeu, l’énergie.

« Des territoires (on sifflera la marseillaise) », jouée au Glob Théâtre jusqu’au 22 janvier, n’a pas cette veine acérée, distanciée, méchante. Baptiste Amann, jeune auteur dont c’est la première écriture théâtrale, réussit le tour de force de ne jamais quitter l’humanité tout en regardant se déchirer une fratrie aux vies minuscules et médiocres, réunie par la mort brutale de leurs parents.

Une pépinière en soutien

Formé à l’école de Cannes, comme tous les acteurs présents sur cette création (Olivier Veillon, Samuel Réhault, Lyn Thibault), il a débarqué à Bordeaux il y a un an et demi. Son projet d’écriture a été soutenu par la Compagnie du Soleil Bleu, de Laurent Laffargue, et le Glob Théâtre, alliés dans une pépinière qui soutient au long cours des artistes (Solenn Denis et le collectif Denisyak en ont bénéficié dès 2013). Ainsi Baptiste Amann a pu écrire, monter, répéter, tester, éprouver ce premier volet d’une trilogie qui courra jusqu’en 2017.

« Ce qu’ils proposent est unique en France, salue l’auteur et metteur en scène. C’est un compagnonnage qui comprend l’accompagnement sur la diffusion, la prise en charge de la production, les temps de répétition. Ça m’a tout de suite interpellé parce que cela s’inscrit dans notre démarche de trouver autres moyens de production, de la penser autrement, d’une manière à la fois structurée et très ouverte. »

Un peu comme ce que lui et sa bande d’acteurs, metteurs en scène, musiciens ont mis en place : l’Outil.

« C’est un collectif qui ne se revendique pas comme ça. On est tous différents, on est porteurs de projets divers qui tournent. L’Outil c’est une structure administrative capable de porter tout ça. »

Tout ça, c’est à dire, une conférence sur les droits et devoirs du spectateur, un projet d’applaudissements participatif (Clap, à voir en février à la Manufacture Atlantique), ou l’intrigant IRMAR (Institut des Recherches Menant à Rien). Si les Crypsum revendiquent un théâtre sans artifice, où tout est à vue, un théâtre d’adaptation littéraire, de jubilation du jeu, l’Outil aurait comme ligne commune, le non-jugement et « la circulation de la pensée, des méthodes, des fonctions ».

Le collectif Crypsum adapte Joyce Carol Oates au TnBA jusqu’au 16 janvier (DR)

Méchamment cruel

Le collectif Crypsum, où l’on retrouve Olivier Waibel, Miren Lassus Olasagastii, Alexandre Cardin, a tracé depuis longtemps un chemin littéraire et théâtral soutenu par les institutions régionales. Et cette dernière création a reçu le soutien du TnBA mais aussi du Liburnia, et de la ville d’Eysines, pour des résidences et des pré-achats.

« Ils vécurent tous horriblement et eurent beaucoup de tourments… », pièce tirée du roman « Petite sœur, mon amour », de la prolifique Joyce Carol Oates, avait déjà donné lieu à une lecture théâtralisée il y a deux ans.

« On lit beaucoup dans le collectif, et on voulait partager et auteur-là. On aime son mauvais esprit, sa langue “morpionne”. Elle invente un nouvelle forme d’écriture qui se retrouve dans la forme de son roman, avec ces notes de bas de texte, ces différentes typographies, ces textes en majuscules », témoigne Olivier Waibel.

Autant de nuances textuelles qui influencent la mise en scène et le jeu. Dans ce fait divers non-élucidé, une patineuse de 6 ans meurt assassinée le jour de son anniversaire. Sa mère, monstre de vanité dépressive, son père, machissimement beauf et prétentieux, son frère, paralysé par les boursouflures égoïstes de ses parents constituent l’image grossissante d’une Amérique bling-bling, préoccupée par le paraître. Jusque dans le sordide, la pièce remonte la vie de la disparue à rebours et les trois comédiens se régalent de la langue acérée et sans pitié de Joyce Carol Oates.

« Déterritorialiser »

Dans les précédentes adaptations des Crypsum – « Nos parents » d’Hervé Guibert ou « La moussaka de Desdemona » d’après Jeffrey Eugenides – il était déjà question de famille, déjà question de la littérature, déjà question de mémoire. La même qui sert de déclencheur à la pièce de Baptiste Amman, qui se livre à l’exercice de la « ressouvenance ».

« J’ai vécu en banlieue pendant dix-huit ans. D’abord en cité, puis dans une résidence de relogement où les conditions de vie sont dites plus agréables. C’est un univers extrêmement cloisonné dont on espère se “déterritorialiser” au plus vite », écrit-il.

De fait, la pièce commence comme ça : la mise en place d’un territoire. La description d’un pavillon, très précisément, au pas près, à la pièce près, et d’une photo du temps des parents encore vivants où chacun des protagonistes occupe une place entre la porte d’entrée et les peupliers tout juste plantés. Autour de la table de la cuisine, la fratrie règle ses comptes, égrène ses petitesses, ravive les dissensions, résonne de désespoir.

Dans une écriture où dialogues au plus près du réel et apartés aux confins de la folie se côtoient, chacun dresse le bilan d’une vie étroite et sans issue. Pour l’auteur, « ce sont des gens qu’on n’a pas pris en considération. Ils baignent dans la médiocrité. Non pas qu’ils soient mauvais, mais ce sont des êtres qui ne sont pas à la mesure d’eux-mêmes ».

Quelle révolution pour le 21e siècle ?

Et dans un monde où tout se fissure, où tout vacille, où les certitudes n’existent plus, où la grogne révolutionnaire est du côté des rétrogrades et conservateurs, à quoi se raccrocher ? Amman trouve un début de réponse en convoquant au milieu de cette banlieue en déserrance, la figure de Condorcet. Ce Girondin qui a mené les combats pour l’égalité homme femme, ou l’abolitionnisme, mais qui, trop modéré pour son époque, meurt emprisonné en 1793. « Pourtant sa modération n’était pas tiède, estime Amman, c’était un acte radical. »

Ni idéologique, ni sociologique, la pièce d’Amman ravive alors les paroles et élans de l’histoire pour les réinsérer dans nos vies minuscules. Et sa trilogie à venir ne pose finalement qu’une seule question : quelle révolution pour le 21e siècle?

A voir

« Ils vécurent tous horriblement et eurent beaucoup de tourments », par le Collectif Crypsum, jusqu’au 16 janvier, au TnBA.

« Des territoires – Nous sifflerons la Marseillaise », de Baptiste Amann, du 12 au 22 janvier, au Glob Théâtre.


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