Au finish, Pascal Convert a été écarté au profit de Xavier Veilhan pour représenter la France à la prochaine biennale d’art contemporain de Venise en 2017. L’artiste, qui a vécu à Bordeaux et à Paris avant de s’installer à Biarritz, revient sur son projet monumental lié à la destruction des Bouddhas de Bamiyan en Afghanistan en 2001, dans un entretien avec Claire Jacquet, directrice du Frac Aquitaine.
Claire Jacquet : Récemment, tu as présenté un projet de candidature pour le pavillon français de la Biennale de Venise. Cette biennale prévoit que chaque pays choisisse un artiste pour le représenter, d’où une sévère concurrence et de sérieux enjeux dans le cadre d’une manifestation aux allures de « jeux olympiques » car chaque nation envoie l’artiste dont elle pense qu’il aura le plus de chance de relever le défi d’incarner les ambitions d’une création artistique contemporaine au plus haut niveau, autant qu’il saura représenter un succès public mais aussi un succès d’estime auprès de la profession.
Au terme d’un long processus, le choix du finaliste repose sur une concertation entre le Ministère de la Culture et le Ministère des Affaires étrangères. Au regard de ce que représente pour toi cette double ambition, celle de représenter la France et de faire coïncider ce « rendez-vous » avec celui de ton travail, comment as-tu construit le projet des Bouddhas de Bamiyan en Afghanistan ?
Pascal Convert : Mon attachement à la biennale de Venise est d’abord un attachement à Venise. J’ai choisi il y a une vingtaine d’années de quitter Paris pour m’installer au Pays Basque, en bord de mer. La question aquatique liée à la mémoire a été déterminante dans mon rapport à mon matériau de prédilection, le verre, et selon moi ce n’est pas un hasard si Venise est la capitale mondiale de l’art du verre. Dans les interstices de ce paysage de marbre et d’eau se glisse le scintillement des perles de verre. A Venise, la lumière s’écrit la nuit dans les fours de Murano ; là, au bout des cannes des souffleurs de verre, se dessine le soleil levant et l’éternelle question de ce que l’on souhaite savoir.
En 2014, j’ai imaginé un premier projet pour Venise, utopique puisqu’il s’agissait de transformer le Pavillon Français en école d’art. Je rêvais d’une école où l’on « désire une eau d’Europe », une école loin de « l’orgueil des drapeaux et des flammes ». Depuis cette initiative, l’idée de faire un projet pour la biennale était sortie de mon esprit. Pour être franc, j’ignorais jusqu’aux modalités de sélection.
Invité en mars 2016 en Afghanistan à l’occasion du 15ème anniversaire de la destruction des Bouddhas de Bamiyan par les Talibans, j’ai eu le projet de modéliser en 3D la totalité du site de Bamiyan, soit une falaise de 1,5 kilomètres. Avant mon départ j’avais contacté divers partenaires institutionnels pour m’aider à financer cette mission, sans succès. Finalement ce sont des proches, amis et collectionneurs, qui m’ont permis de mener à bien ce projet. A mon retour j’étais immergé dans l’histoire de ce pays en guerre et dans les milliers d’images recueillies lors de la mission que j’avais menée avec Iconem, une start-up spécialisée dans l’archéologie en zone de guerre. J’étais loin de penser à la Biennale mais mon projet artistique était déjà clair.
Dans mon souvenir, le premier qui ait évoqué dans le cours d’une conversation la possibilité de le proposer pour Venise est Georges Didi-Huberman [commissaire du projet de Pascal Convert pour le pavillon français à Venise, NDLR]. Le dossier de candidature a été déposé en temps et heure. Si les choses ont pu se réaliser en si peu de temps c’est qu’il y avait une évidence : dans un tel projet, l’artiste n’est qu’un messager.
A l’époque de la destruction des Bouddhas le 11 mars 2001, le monde occidental n’a pas complètement pris la mesure d’un événement qui pourtant s’inscrit dans une chronologie qui conduit à la destruction des deux tours géantes de New York, sept mois plus tard exactement, le 11 septembre 2001. Cet événement marque un point d’origine, est un signe avant-coureur des destructions à venir, celle des corps, des œuvres, de la mémoire.
Détruire une sculpture, ce n’est pas simplement « casser des pierres » comme a pu le prétendre le mollah Omar, c’est dénier à tout être humain la possibilité de représenter un être vivant et détruire toute possibilité de relation à l’histoire. Mettre les Bouddhas de Bamiyan au premier plan, exactement à mi-chemin entre l’Afghanistan et les Etats-Unis, à Venise, c’était une manière de donner un dessein à notre mémoire alors même que nous en perdons le fil sous le coup des attentats de plus en plus violents et de plus en plus fréquents.
Après une brève amnésie qui a fait croire à certains qu’avec la fin des dictatures venait la fin de l’Histoire, la cruauté promise au XXIe siècle a éclaté en plein jour, en plein ciel, le 11 septembre 2001. Et cette cruauté a tenu ses promesses, devenant plus cruelle chaque jour, nous laissant médusés.
A la fin des années 2000, travaillant sur la « Pietà du Kosovo », observateur attentif de la guerre de Bosnie-Herzégovine, j’avais découvert avec sidération la violence des moudjahidins bosniaques qui pratiquaient la mutilation, la torture et la décapitation des prisonniers de guerre serbes. Dans cette guerre civile qui préfigurait la guerre civile mondiale actuelle dont le terrorisme est l’expression, il n’était pas rare qu’une tête coupée serve de ballon de football. Cette pratique de la décapitation s’est poursuivie durant le conflit au Kosovo. Conscient de l’efficacité toxique de ces images de décapitation et de leur puissance invasive, l’État islamique a transformé ce qui restait un fait rare en outil de propagande.
Casser des pierres, couper des têtes aujourd’hui on sait que l’épuration ethnique menée par les extrémistes islamistes va de pair avec une épuration culturelle qui vise non seulement les trésors archéologiques mais plus largement notre mode de vie, de « Charlie » et du Bataclan à l’aéroport de Bruxelles et aujourd’hui d’Istanbul et de Nice. Consacrer le pavillon français à Venise aux Bouddhas de Bamiyan c’était une manière de montrer que si les Talibans ont cru détruire ces statues géantes, de même qu’à Hiroshima après l’explosion de la bombe atomique, il en reste l’ombre portée et que la mémoire des choses ne disparaît jamais totalement.
Au final il semblerait que les valeurs de mon projet ne correspondent pas à celles que les autorités françaises veulent actuellement mettre en avant et qu’ils aient préféré « la proposition la plus joyeuse et pleine de vie ». La « vie » n’est pas toujours là où on s’y attend, mais il est certain que les Bouddhas de Bamiyan, cela semble moins « dansant » que Pharrell Williams.
En plus de cette « opportunité » politique, il semblerait qu’un artiste candidatant à Venise doive présenter de très sérieuses garanties sur le plan financier, garanties que seuls quelques galeries et collectionneurs prescripteurs peuvent apporter.
Mais dans cette réponse à ta question, je n’ai pas beaucoup abordé la dimension esthétique du travail. Comme si le sujet même oblitérait cette part première de l’œuvre. En fait, la justesse ne peut être que là, dans ce que la forme déploie, dans la force qu’elle peut fabriquer.
« L’artiste est un messager », dis-tu, mais c’est aussi un inventeur de « formes » qui ont cette particularité d’être des « objets de pensées », investies par celui qui les a produites. Notre pensée en Occident est façonnée par les images, alors qu’il en est autrement en Orient. Revenons à l’expérience des formes que tu souhaitais mettre en place au sein du pavillon français entre la reproduction de la falaise et deux présences absentes qui lui auraient fait face ; sont-elles le jeu inversé d’une dialectique absence/présence, perte/mémoire récurrente dans ton travail ?
Une grande partie de la sculpture pratiquée aujourd’hui doit beaucoup à la pratique du montage. Dès l’origine de mon travail j’ai utilisé une technique archaïque, l’empreinte, qui permet de questionner à la fois ce qui est propre à notre époque, la dualité (deux images, deux objets, deux matières à monter) mais aussi le double. Une image n’est jamais seule, elle appelle l’association, le montage. Mais une image appelle aussi son double, son fantôme, sa forme flottante entre positif et négatif, entre lumière et ombre.
Quand j’ai découvert le site de Bamiyan, j’ai immédiatement perçu qu’il était traversé par les questions formelles qui me préoccupaient. Non seulement celle, évidente, du double, avec ces deux statues géantes de Bouddha-debout, l’une à l’est, l’autre à l’ouest, celle du positif-négatif avec les bouches obscures des 750 grottes-sanctuaires creusées dans la falaise et celle de la bidimensionnalité. La frontalité de la falaise située à près de 3000 mètres d’altitude donne l’impression d’être face à un écran, comme si le site était en dimension 2.
Religions chrétienne et bouddhiste sont traversées par les questions du double, double nature humaine et divine exprimée par les deux doigts levés du Christ Pantocrator, double vérité ou double réalité dans le Bouddhisme.
Quand je conçois une sculpture, je tente de trouver « une forme qui pense » [dixit Jean-Luc Godard, NDLR] les conflits historiques. Le scan 3D à échelle 1/1 que j’ai réalisé sur place de l’ensemble du site de Bamiyan m’a permis de réfléchir à une forme immersive dans laquelle le spectateur se trouverait environné par une bande photographique géante de la totalité de la falaise et confronté physiquement à deux blocs parallélipipédiques en verre massif reprenant au 1/15e les niches des deux Bouddhas géants mises à l’horizontale. Au fond de ces sarcophages, sous la masse de verre le spectateur distinguerait le relief détruit et pourtant présent des Bouddhas. La plus belle des résistances à l’iconoclasme est celle des formes elle-même. Il suffit de les donner à voir. A Bamiyan, il n’y a pas de résurrection des Bouddhas pour la bonne raison qu’ils sont toujours présents, défigurés jusqu’à l’os mais présents.
Ton projet était d’intégrer également un film réalisé à partir des enfants vivant dans ces falaises, lieu de refuges troglodytes et d’une vie secrète pour des minorités opprimées à l’ombre de l’Histoire… Qu’est-ce que ce regard des enfants pouvait apporter à ce projet et à ton travail en général ?
La présence des enfants a toujours été très importante dans mon travail que cela soit dans la série Native drawing (1996-2000), dans les vidéogrammes Direct-Indirect 1 et 2 (2003 et 2004), et pour l’ensemble de vitraux réalisés en 2007 pour l’abbatiale de Saint-Gildas-des-Bois.
Lors de la mission de prise de vue, j’ai été très rapidement accompagné par des enfants qui vivent au pied de la falaise et dont les familles ont parfois transformé les anciennes cavernes des moines bouddhistes en habitations. Probablement descendants des soldats de Gengis Khan, ils font partie du peuple hazâra. Méprisés, réduits en esclavage par d’autres ethnies, les Hazâras sont, aujourd’hui encore, l’objet de discriminations régulières.
Rapidement, un jeu de « cache-cache » s’est installé entre nous. Dans une extrême proximité, quelques dizaines de centimètres, ils tentaient d’éviter d’être filmés sans pour autant chercher à s’éloigner. Quand la caméra les saisissait, les rires enfantins laissaient place au silence, et, avec un regard d’une dignité d’un autre temps, ils me fixaient. Ni jugement ni recherche d’une complicité. L’être-là dans un paysage, leur paysage. Que peuvent-ils apporter ? Leur présence d’oiseau dans un décor qui a la beauté de leur cœur.
Dans La Constellation du Lion [Grasset, 2013, NDLR], livre j’ai consacré à mon enfance et à ma mère, j’aborde la question de la famille comme un miroir mettant en crise l’histoire officielle. J’ai enchâssé le récit du désordre psychique vécu par ma mère durant son enfance, sorte de guerre civile intérieure, et la narration d’événements ayant eu lieu dans les Landes durant l’occupation par l’Allemagne nazie. A cette époque-là, la France était au bord de la guerre civile, et si elle n’a pas eu lieu dans les faits, les familles en ont silencieusement porté la trace.
Est-il envisagé un autre lieu pour exposer ce projet des falaises de Bamiyan ?
Il est évident que la mise en œuvre d’un tel projet aurait été facilitée par sa présentation dans le cadre de la biennale de Venise. Mais il faut savoir que dès avant mon départ en Afghanistan, j’avais sollicité des partenaires institutionnels pour m’aider à financer cette mission artistique et archéologique. L’absence de réponse, ou leur impossibilité économique ne m’a pas fait renoncer et j’ai financé personnellement et avec le soutien d’amis collectionneurs ce projet. Je ne vais donc pas m’arrêter là. De toute manière, comme me l’a appris Raymond Aubrac, l’utopie mérite des résultats.
Alain Fleisher et le Fresnoy m’ouvrent leurs portes en 2016-17 pour développer la partie filmique et photographique. Sans cette invitation et le soutien de Marie-Claude Beaud les choses auraient été plus complexes. Ce qui ne veut pas dire qu’elles soient simples puisqu’il me reste à trouver le financement des sculptures. Je continue donc de chercher des partenaires pour donner à mon projet la forme que je souhaite et le montrer dans un lieu qui ait un sens.
La tragédie semble inhérente à ton travail et renvoie à des sentiments qui sont loin d’être fréquents et faciles à traiter pour les artistes contemporains. Est-ce qu’il n’y aurait pas une forme de « pathos » sous-jacente dans tes œuvres et dérangeante pour beaucoup ? Comment abordes-tu cette question du pathos et, au-delà, des questions philosophiques qui pourraient à voir d’une certaine manière avec la morale ? Est-ce qu’il n’y a pas dans ce scénario de sélection pour le pavillon français une nouvelle version de « L’époque, la mode, la morale, la passion » chère à Charles Baudelaire ?
Pour aborder cette question, il faut d’abord se souvenir que le pathos a occupé les artistes de Caravage à Bacon, durant des siècles. Le pathos n’est pas une question morale, c’est une question politique, celle d’imaginer suffisamment la douleur des autres, ceux qui ne sont pas moi mais qui sont comme moi sur cette terre. L’artiste n’est pas responsable du désordre du monde mais il serait irresponsable s’il ne le dénonçait pas.
A l’officier allemand qui lui demandait devant une photo de la toile de Guernica « C’est vous qui avez fait cela ? » Picasso a répondu « Non… vous ». Dire qu’il n’y a pas de pathos dans l’œuvre de Christian Boltanski c’est vouloir s’aveugler. Il y a du pathos dans des œuvres d’artistes de ma génération, dans Remembering d’Ai Weiwei ou dans l’exposition Gri-gri de Pascale Marthine Tayou. Il y a du pathos même chez Daniel Buren dans la manière dont il ouvre le monde à la passion de la couleur.
On n’en parle pas parce que derrière le mot pathos on veut mettre quelque chose de l’ordre du « bon sentiment », du « political correct ». Le pathos est l’inverse du bon sentiment, de la plainte, c’est un combat, combat des formes, combat des idées. Mon travail sur des photographies de presse comme la Madone de Bentalha, ma grande proximité intellectuelle avec Georges Didi-Huberman autour de son travail sur les formules du pathos, ont renforcé la perception d’un travail sur le tragique.
Au début des années 1990, après la musique, le cinéma, le livre, l’architecture, les arts plastiques sont entrés de plain pied dans les industries dites culturelles, qui ne sont rien d’autre que des industries du divertissement. Qu’il s’agisse du château de Versailles, du Grand Palais ou de l’Euro de foot, la demande vis-à-vis des arts plastiques est celle du spectacle, voire du spectaculaire.
Les artistes doivent-il s’y soumettre et devenir des marques au même titre qu’un footballeur ou qu’un chanteur de variété ? Le principe d’une marque est de ne pas douter d’elle-même. Elle doit être festive et populaire et répondre ainsi à la commande d’un politique qui confond service public et communication. A l’opposé, le principe qui m’anime, comme il anime de très nombreux artistes, est l’incertitude, sentiment tout aussi nécessaire que la maîtrise pour s’engager dans une danse des formes et des idées.
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