Devant l’œuvre du collectif parisien Claire Fontaine, tout le groupe s’est assis à même le sol. Il faut demeurer immobile une bonne quinzaine de secondes pour voir les néons s’éclairer. Ce n’est pas chose facile. Karen* (tous les prénoms suivis d’une * sont des pseudos), un peu distraite, s’est installée face au détecteur de mouvements, donc dos à l’œuvre. Ses camarades se sont empressés de le lui faire remarquer dans un ballet de gesticulations.
Léo* s’est mis un peu à l’écart. Il dessine avec son doigt sur le sol des motifs invisibles. Pierre* se repasse la main plusieurs fois dans les cheveux pour arranger sa coiffure. Élise Girardot, assistante pôle des attentions qui mène la visite, rappelle le principe : « Il ne faut vraiment pas bouger ! ». Tous obtempèrent.
Une minute plus tard, deux cliquetis électriques et plusieurs clignotements de néon. Léo lève la tête et l’œuvre s’éteint. « C’est très sensible », rappelle Élise Girardot. Silence, on ne bouge plus. Enfin, un néon après l’autre, s’allume le mot STRIKE.
Martin* : « Waow, c’est stylé. »
Lumière/Obscurantisme
La visite de l’exposition « Par les lueurs – Cent ans de guerres » proposée aux élèves de l’École de la deuxième chance Bordeaux Métropole Aquitaine (E2CBMA) est pour eux une première découverte de l’art contemporain. D’emblée, ils sont interpelés par le titre :
« Lueur, lumière… c’est l’espoir ? » « C’est le savoir ? » « C’est pour gérer le stress de la guerre ? »
Devant la première œuvre du parcours – « Nous allons observer une minute de silence », de David Brognon et Stéphanie Rollin -, les sept élèves se montrent studieux à l’écoute des explications de la médiatrice. Ils prennent des photos avec leurs portables et cherchent le sens des signes sténographiques en néon qui dessinent pour certains « des mouettes » et pour d’autres « des vagues ». Les voix s’élèvent et se couvrent, pressées de décrocher l’approbation de la médiatrice :
« Une lumière en hommage aux victimes ? » « La lumière face à l’obscurantisme ? »…
Imaginée au lendemain des attentats du 13 novembre à Paris, l’œuvre existe en plusieurs versions, dont chacune a son titre traduit dans une certaine langue, et retranscrit ensuite en sténo. « Cette version est en quelle langue ? »
Nadia* : « En arabe !? » Ensuite, avec une voix à peine audible : « Parce que les terroristes étaient arabes. »
Téléréalité/Migrants
Les élèves captent l’astuce : ils faut lire les œuvres au-delà de ce qu’elles proposent. Place à la sur-interprétation. Parfois trop. Devant la vidéo de Brigitte Zieger, « Eldorado Wallpaper », Sofiane* croit reconnaître le paradis dans les motifs végétaux animés de silhouettes au comportement étrangement familier.
Allongés sur des coussins, certains élèves profitent de l’obscurité de la pièce pour décrocher et s’envoyer des vannes. Les plus studieux dégainent une nouvelle fois les portables et trois écrans perturbent la lumière fragile verte que diffuse la projection.
Martin : « Ça fait penser aux vues de nuit des émissions de téléréalité. »
Dans la vidéo de l’artiste allemande, des scènes inquiétantes défilent en boucle sur fond de toile de Jouy, teintées d’une technique « nightshot ». Le spectateur est bousculé dans son confort pour observer en première loge les errances incertaines des migrants.
« … comme dans la jungle de Calais. » « La jungle de quoi… ? » « De Calais. » « Ah oui, j’en ai entendu parler. »
Sofiane : « On est bien installés madame, on peut rester un petit peu ? »
Victimes/Collabos
L’artiste Gianni Motti est de ceux qui bousculent les codes du pouvoir. Avec son « The Victims of Guantanamo Bay (Memorial) », ce sont les prisonniers de cette prison américaine qui s’accaparent les honneurs d’un monument. « Ils sont les victimes d’une politique hégémonique qui prône une vengeance aveugle », explique Julie Crenn. Le temps de mettre les élèves sur cette voie est long. Certains s’égarent, évoquant les prisons d’Abou Ghraib.
Sofiane : « Les prisonniers ont été humiliés pour que les Américains s’amusent. »
Karen : « Pas pour qu’ils s’amusent, c’est de la torture. »
Cette dernière remarque veut-elle rectifier la première ? Difficile de savoir. Toujours est-il que l’interprétation de l’œuvre vire partisane. Un consensus se dégage pour condamner le traitement de ses prisonniers par l’État américain, même si certains d’entre eux se sont avérés coupables (notamment Mourad Benchellali et Nizar Sassi, deux des cinq ex-détenus français, invités à la présentation de l’œuvre pour la première fois en 2007 à Lyon).
Léo : « Ce sont des victimes parce qu’on est toujours les victimes de quelqu’un. »
Plus tard dans le parcours, l’œuvre d’Erwan Venn fait écho. L’œuvre est, selon l’artiste, une manière de « mettre en image les interrogations que la période de l’occupation de la France et la collaboration [lui] pose ». C’est un tirage monumental d’une photo de (sa) famille où toute représentation du corps est effacée : bras, jambes, mains, têtes et, bien sûr, visages. Les vêtements semblent figés dans des postures humaines.
Martin : « C’est Halloween ! »
Karen : « C’est la guerre d’Hitler. »
Engagement/Contradiction
Si, pendant longtemps, la guerre dans l’art s’est limitée à des scènes de guerre ou des paysages de désolation d’après-guerre, l’art contemporain a fait bouger les lignes et s’est immiscé dans les traces et les traumatismes des événements douloureux, portant souvent un jugement engagé sur le déroulement des faits et leurs conséquences.
L’exposition « Par les lueurs », notamment, réunit de nombreux regards, interrogations et prises de positions sur les conflits armés du siècle dernier jusqu’à nos jours.
La visite des élèves de la deuxième chance semble satisfaire tout le monde. « Ils participent ! » affirme une accompagnatrice. Élise Girardot abonde : « Ils posent beaucoup de questions. » Leur parcours dans l’exposition, avec un choix d’œuvres motivé par « la diversité des médiums et des artistes », aura duré plus d’une heure. Les élèves disent leur intérêt.
Martin : « Maintenant, je sais ce que c’est l’art contemporain… »
Nadia : « On apprend des choses, je ne connaissais pas la guerre du Liban par exemple. »
Paola* : « C’est toujours bien d’apprendre… »
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