Ce jeudi en milieu de journée, deux voyageurs (dont votre serviteur) descendent du tramway à la station du Haillan-Rostand, nouveau terminus de la ligne A. Ce n’est certes pas une heure de pointe, et pourtant cette fréquentation est représentative du trafic constaté sur les extensions de lignes par Keolis, selon les chiffres du rapport d’activité 2015 du gestionnaire du réseau TBM (Transports de Bordeaux Métropole), que l’association Trans’Cub a consulté.
Ainsi, à la station des Berges de la Garonne, au nord de Bacalan, 203 personnes montent ou descendent du tram B un jour de semaine, pour 100 allers-retours quotidiens, soit 2 passagers dans la rame. Le flop des nouvelles stations est détenue par la gare de Pessac Alouette, sur la même ligne, avec 133 voyageurs, soit 1,33 voyageur par tramway… Cherchez la virgule.
Avec 808 voyageurs, la station du lycée Vaclav Havel, à Bègles (ligne C), est le plus fréquenté des nouveaux arrêts construits sur les 14 kilomètres d’extensions de lignes. Elle n’est pourtant que la 63ème station de tram la plus fréquentée du réseau TBM. 5,2% de ses voyageurs circulent ainsi sur un quart seulement du réseau.
« Bordeaux Métropole affirme que son réseau vole de succès en succès, et que la fréquentation du tramway progresse de 5,8% en 2015, mais elle ne reconnaît pas qu’elle n’a pas atteint ses objectifs, pointe Denis Teisseire, de Trans’Cub. Avec 130 millions de voyages, la fréquentation de son réseau est très inférieure à la prévision de 166 millions de voyages qui a servi à justifier la phase 3 du tramway. »
Trompe l’œil
Pour Trans’Cub, cette progression du trafic s’est faite « en trompe l’œil » : elle s’explique pour 67% par l’augmentation des fréquences de passage sur les tronçons déjà existants, ces services partiels dont la mise en place a coûté 100 millions d’euros, avec selon Trans’Cub des effets pervers (lire notre encadré).
33% seulement de l’augmentation de la fréquentation s’est ainsi faite sur extensions en bout de lignes, qui ont coûté 450 millions d’euros – « un coût 4,5 fois plus élevé pour un résultat 2 fois plus faible », juge l’association.
« Le problème du raisonnement de Trans’Cub, c’est que la phase 3 n’est pas finie, rétorque Christophe Duprat, vice-président de Bordeaux Métropole en charge des transports. La ligne D du tram est en construction, tout comme l’extension vers Villenave d’Ornon. Quant à l’extension de la ligne C, elle va être livrée dans quelques jours. Nous verrons ensuite les chiffres. »
L’élu objecte à Trans’Cub qu’il faut mesurer les résultats de ces extensions sur une année pleine – les stations en bout de lignes ont toutes été inaugurées dans le courant de l’année 2015.
Pétrole contre habitudes
Voire davantage : l’arrivée de nouveaux habitants à Ginko ou aux Bassins à flot devrait par exemple nettement améliorer les résultats des lignes B et C. Sans parler des changements d’habitude, long à se dessiner, pour lâcher sa voiture pour les transports en commun.
Mais Trans’Cub a beau jeu de souligner que les chiffres de Keolis valident ses prévisions pessimistes, ayant notamment fondé les recours de l’association contre les projets de ligne D et de tram-train. Elle observe ainsi que dans le nouveau contrat passé avec Keolis, les objectifs inscrits dans l’enquête publique ont été revus sérieusement à la baisse : il n’est ainsi plus question d’atteindre les 200 millions de voyages en 2020, comme lors de la première délégation de service public, mais de se rapprocher plus modestement des 150 millions…
« Pour remporter le contrat Keolis avait donné des objectifs optimistes, reconnaît Christophe Duprat. Nous avons corrigé cela pour le deuxième contrat, à la lumière aussi des cours du pétrole : si le baril était à 120 dollars et n’oscillait pas comme aujourd’hui entre 30 et 50 dollars, cela inciterait peut-être beaucoup plus de gens à laisser leur voiture. Je constate tout de même que nous étions à 90 millions de voyages en 2008, et qu’on en fera sans doute 133 millions l’année prochaine, ce qui est tout de même une belle progression. »
Keolis tablait de son côté sur 137,48 millions de voyages en 2016.
Le déficit s’emballe
Reste que les effets de cette politique sont encore modestes sur le trafic automobile (stable en valeur absolue depuis 2009, avec environ 1,2 millions de trajets/jour, et pour une part modale de la voiture passée de 61% à 59%), et donc sur la pollution et les encombrements (lire notre dossier sur ces sujets) – même si Christophe Duprat souligne que « Bordeaux n’est plus sur le podium TomTom des villes les plus embouteillées ».
En outre, la fréquentation pas encore à plein régime du réseau se traduit, selon Trans’Cub, par « un gouffre financier » : entre 2009 et 2015, les coûts d’exploitation de TBM ont augmenté plus vite que prévu, de 149 millions à 205 millions d’euros (contre 201 millions initialement envisagé), dont 140 millions à la charge des contribuables.
« Nous avons dû faire la marche à blanc des lignes, toutes les préparations et les tests des trams qui ont fonctionné sans que les recettes arrivent, justifie le maire de Saint-Aubin, et VP de la métropole. Le déficit ne se creuse pas car notre taux de couverture (financement du réseau par la billetterie, NDLR) est passé de 29 à 31%, avec un objectif de 40% ».
Au prix d’une augmentation conséquente des tarifs, de 3% par an sur 8 ans, critique Trans’Cub, qui estime que le déficit d’exploitation du réseau n’est pas prêt de se résorber : l’association donne d’ores et déjà rendez-vous en décembre à la prochaine inauguration, l’extension de la ligne C vers Blanquefort, et au lancement du prochain chantier, le prolongement de la A vers l’aéroport. Sans parler des projets dans les cartons, l’extension de la ligne D vers Saint-Médard ou un nouveau tram Gradignan-Cenon via les boulevards…
« Là où le tram est nécessaire, il faut le faire, répond Christophe Duprat, précautionneux envers ses collègues maires et vice-présidents de Saint-Médard et Gradignan. Certes, les stations en bout de ligne n’auront jamais la fréquentation de l’Hôtel de ville de Bordeaux, mais c’est leur principe même d’aller chercher de nouveaux usagers en périphérie. A la station Vaclav Havel, on dépasse les 700 passagers quotidien même le samedi, ce qui signifie que les gens se garent et prennent le tram pour aller à Bordeaux. A 8h du matin, le parc-relais du Haillan Rostand est plein, et je veux bien parier que celui de Blanquefort sera plein aussi. »
Tramway, LGV, même combat
Mais à quel prix ? Denis Teisseire, de Trans’Cub, cite le rapport de la Chambre régionale des comptes de 2014, selon lequel Bordeaux Métropole a, du fait de la 3e phase du tram, « renoncé à améliorer l’offre kilométrique des bus, moins couteux, et à renforcer le maillage de son réseau par ces derniers, alors que les déplacements radiaux par tramway ou lianes captent à eux seuls 89% du trafic en 2010 et que les liaisons de périphérie à périphérie restent insuffisantes ».
« Le tramway, c’est la même chose que les LGV au niveau national, un modèle poussé au delà de sa pertinence, poursuit Denis Teisseire. Alors qu’on vit cette rupture entre les élites et le peuple, les élus se fichent complètement de l’intérêt de la population, et préfèrent par exemple prolonger une ligne de tram vers l’aéroport, qui coûte autant qu’une nouvelle ligne de bus à haut niveau de service depuis Bordeaux centre, et pour une rentabilité 20 fois moins importante. »
Or si l’agglomération bordelaise plastronne avec un réseau de tram le plus étendu de France, elle souligne moins volontiers que le coût par voyage y est plus cher que dans des villes comparables en terme de dimension et de fréquentation : 1,57 euro, contre 1,21 à Nantes et 1,07 à Strasbourg. Des réseaux, certes plus anciens et mieux amortis, qui mixent plus volontiers tram, bus et bus à haut niveau de service.
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