Deux livres qu’une vingtaine d’années séparent. Deux livres sur la Gironde. Le premier, celui de Pierre Siré qui fut avocat à Bordeaux, Le fleuve impassible, (éditions Fayard, 1980, réédition Le Festin, 2016, avec une préface de Jean-Marie Planes). Le second, celui de Chantal Detcherry, Le sentiment de l’estuaire (Le Festin, collection Les paysages, 2017). Deux visions extrêmement personnelles et poétiques de l’estuaire.
Le Fleuve impassible
« Elle a perdu son âme. Les tristes peupliers ont remplacé les vignes. Mornes les logements alignés des familles. Mortes les écuries, l’étable et l’âne gris. Effacée la charmante maison qu’on appelait le château. Arrachés les lauriers du grand jardin silencieux le lavoir sonore où caquetaient, au rythme des battoirs, les femmes à genoux. De la rivière, on voit toujours la maison qu’habitait ma grand-mère, autrefois rose et blanche sous les feuillages grimpants mêlés de fleurs savantes, dont la façade a pris maintenant une teinte sale. »
On ne devrait jamais revenir sur les terres de l’enfance autrement que par le rêve.
Mais il y a toujours la Gironde avec ses eaux limoneuses qui s’écoulent à la rencontre de l’océan lointain, lequel remonte vers l’amont en un courant puissant – au rythme des marées. C’est l’autre voie d’initiation de Pierre Siré – il y apprend à nager comme un poisson, à reconnaître tous les bateaux, petits et gros qui peuplent le fleuve, à naviguer d’une rive à l’autre, à s’aventurer au large qui, là-bas, l’appelle. Il s’imprègne d’une culture qui est celle des hommes et des femmes qui mènent là une vie dure et sont habitués à ne compter que sur eux-mêmes, dans un environnement dont la beauté ne doit pas faire oublier qu’il est soumis aux forces parfois incontrôlables de la nature – tempêtes, inondations… Il est un observateur attentif de la vie du fleuve et des habitants des îles et restitue pour nous et pour lui un monde définitivement effacé.
Un livre unique
Le héros de l’enfant est Dubourg, un marin, pas d’eau douce seulement :
« Il allait à Blaye tous les jours, avec ‘la grande yole’. Oui, tous les jours de la semaine, par n’importe quel temps, à la force du vent ou des bras. Ce n’était pas chaque fois une partie de plaisir. Par calme plat il nageait debout, d’un seul aviron, face à l’avant, la barre entre les jambes, voile carguée et foc en bas : deux bonnes heures. Par forte brise la grande yole se comportait, sans foc, avec un ris ou deux dans la grand-voile ; avec trois ris la barre était molle. Il faut dire que les colères du noroît sont puissantes mais assez loyales. On sait à quoi s’en tenir sur ses intentions quand on voit, au jusant, des lames hautes qui déferlent. Avec le suroît, c’est une autre affaire : il procède par rafales sournoises qui, avec moins de mer, soulèvent des eaux fumantes, après des accalmies trompeuses. »
Siré s’enchante du vocabulaire maritime, il en rajoute parfois, à faire pâlir d’envie Michel Serres, sans en donner toujours l’explication. L’un des moments les plus émouvants du livre est la traversée jusqu’à Royan où l’enfant devenu grand entraîne le vieux marin – un geste d’amitié et de reconnaissance, mais qui n’est pas sans risque.
On se prend à regretter que Siré soit l’auteur d’un seul livre et qu’il n’ait pas eu le temps ou le désir de parler des voyages qu’il fit, tout au long de sa vie, pour toujours finir par revenir au plus près de cet estuaire dont il était né. Mais tel qu’il est, ce livre est unique en tous les sens du terme.
Le Sentiment de l’estuaire
« Petit matin de vendange. Il fait froid, les feuilles sont couvertes d’une rosée givrée, la terre est lourde. Les premières grappes que l’on coupe en tendant la main vers elles font courir un petit frisson sur l’échine, qui se propage dans tout le corps mal réveillé, encore engourdi par la nuit et la lourde fatigue de la veille.Quelques gouttes glacées se glissent à l’intérieur de la manche et remontent vers le chaud du coude. Je frissonne. Le monde extérieur est hostile. Il s’impose avec rudesse à la chair déjà meurtrie par les longs jours précédents tous dévolus au travail des vendanges. »
Mais de cette vie de petite paysanne qui va bientôt partir à la ville la plus proche – Blaye, en l’occurrence – pour y découvrir les joies de la lecture et d’une autre forme de culture, Chantal Detcherry garde une attention toujours éveillée pour la nature, les fleurs, les oiseaux, les mille vies minuscules des champs et des roselières. Pour les arbres, aussi – ainsi dans cette description des osiers :
« Seuls ces grands éventails écarlates ponctuent les coteaux de leurs bouquets qui ont la teinte pure des gorgones de corail. Ils sont comme les feux végétaux allumés par la nature pour réchauffer le camaïeux de gris, de bruns, de noirs, qui constituent les couleurs austères d’un vignoble en sommeil. »
Pour la couleur changeante des nuages et les mille nuances de l’eau qui coule plus bas et semble parfois les rejoindre à l’horizon.
« Peu à peu la lumière finissante de juillet se sature de rose. Nous demeurons silencieux, à contempler le miroitement de la nappe liquide devenue d’argent, parcourue de glaçures bleues et d’affleurements mauves, à nous émerveiller de la subtilité des changements de couleurs. Parfois, on peut même penser à une mer de lait, tant ces eaux naguère si sombres, sous l’effet des rayons obliques du soleil sont maintenant devenues blanches, phosphorescentes contre le ciel indigo. »
Galerie de personnages
J’aime que les souvenirs de Chantal Detcherry soient remplis de rencontres, que son estuaire et les terres qui l’entourent soient peuplés d’une galerie de personnages hauts en couleurs, que ses déambulations – Chantal Detcherry est une marcheuse – soient toujours un prétexte pour relier les hommes et les femmes qu’elle croise avec les livres qu’elle a lus, avec les voyages qu’elle a faits . Je laisse le lecteur découvrir le portrait de la Guicharde, vieille femme qui a élu domicile dans les grottes de Meschers. Je retiens celui d’un Vauban inattendu, bien éloigné du bâtisseur de citadelles, et écrivant au Roi Soleil des lettres courageuses et prophétiques où il le met en garde contre la misère grandissante des paysans.
Une peinture de l’estuaire ne serait pas complète si elle n’évoquait les carrelets qui montent sur ses rives une garde fragile :
« Les carrelets sentinelles deviennent les habitations d’un peuple inconnu réfugié au-dessus des eaux, tourelles de fortune mais hors d’atteinte des flots tournants et montants, petits refuges d’humanité dans une nature redevenue grandiose, toute-puissante. C’est dans ces moments de solitude qu’ils se parent de la plus grande poésie, silencieux, chancelants et délaissés au milieu des vagues conquérantes. Lieux vacants qui ne sont habités que temporairement pour le loisir d’une “pêche de hasard”. »
Fragile est cet estuaire, face aux agressions d’un monde industrialisé, d’un monde où le tourisme impose ces circuits et ses pacotilles. Il est important qu’on puisse témoigner de ce qu’il a été et continue d’être dans nos mémoires, dans les rêves auxquels il est associé, aux images qu’il a durablement inscrites dans nos imaginaires. Ces deux livres y parviennent de façon tout à fait exemplaire.
Chargement des commentaires…