Avec le remontant le ciel s’est partiellement dégagé, une jolie brise d’ouest s’est levée. Depuis le rehaut de la digue plantée d’arbres fruitiers on regardait les rayons de lumière transpercer le silex intranquille enchâssant l’île de Patiras. On voyait le bloc blanc de la centrale de Braud-et-Saint-Louis, comme en lévitation au-dessus du limon. L’estuaire nous est soudain apparu dans toute son ampleur, réveillant la fatigue accumulée au défilé des jours et déclenchant le premier réflexe défensif en forme de question : étions-nous obligés de le traverser deux fois ?
Aucune injonction du côté de la grande alose dont les trajets dans l’estuaire sont encore mal connus et, sans doute, sujets à de telles hésitations ; aucun impératif scientifique ou artistique à respecter – juste le regret de ne pas rencontrer les Grada, pêcheurs d’alose jusqu’au moratoire de 2007 : nous décidons de suivre la rive médocaine jusqu’à la pointe de Graves en tablant sur le calme plat matinal qui a caractérisé nos départs depuis Nicole. Mais c’est un vent forci, pivoté vers le nord, axe prévu de notre progression, qui réveille notre shaman avant le chant du coq.
Un autre conciliabule se tient au pied du phare : faut-il forcer le passage ? Faut-il arrêter là l’expédition ? Des forces font défaut, des énergies insistent. Faut-il scinder le groupe en deux, l’un persistant sur l’eau, l’autre se débrouillant sur terre ? On argumente, pressés par la marée qui avance. « Est-ce que ce serait toujours une expédition si nous nous séparions ? » pointe Mélanie Gribinski, photographe et réalisatrice, experte en double-fond, en courants secrets de l’âme humaine, partageant le kayak biplace de Boris Lesimple.
Une rafale précipite une réponse composite : la prochaine étape sera à Pauillac ; deux kayaks seront emportés par le hors-bord de Sarah, gardienne du phare de Patiras ; deux autres les rejoindront par vent de travers et mer creusée. On verra pour la suite sur l’autre rive.
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