Difficile d’imaginer objet plus symbolique du siècle passé que l’automobile : toute à la fois utile, polyvalente, et symbole de liberté, elle a modelé nos territoires et imprimé sa marque dans nos modes de vie. De l’industrie cinématographique aux centres commerciaux, des congés payés au rêve pavillonnaire, tout dans la sacro-sainte « bagnole » accompagne l’évolution de la société française depuis le milieu du 20e siècle.
Aujourd’hui encore, avec 40 millions de véhicules en circulation pour 40 millions de titulaires du permis de conduire, la voiture reste omniprésente : on peut même dire, sans mentir, que la « chasse aux voitures » souvent annoncée est une chasse assez discrète pour l’instant…!
A l’instar du pétrole, dont les qualités énergétiques exceptionnelles ont un contrecoup en termes d’émission de CO2, le succès de la voiture individuelle a lui aussi ses effets négatifs : occupation massive de l’espace public, allongement des temps de trajets domicile-travail, embouteillages, pollutions et réchauffement climatique.
Alors, que faire de cet objet pratique mais encombrant : continuer à le promouvoir en oubliant les travaux du GIEC et l’appel récent des 15 000 scientifiques pour sauver la planète ? Ou lui déclarer la guerre au risque d’un déni de réalité dans une France aux 36 000 communes ?
Nous pensons qu’il existe une autre solution, collective, qui consisterait à transformer la voiture individuelle en une « voiture en commun » à travers deux modes alternatifs à la voiture solo : l’autopartage (partage de l’usage d’une voiture) et le covoiturage (partage d’un trajet). Cette solution permettrait de concilier notre histoire commune autour de l’automobile et la nécessité de changer nos comportements tout en répondant aux besoins de déplacements.
C’est une révolution globale qui modifierait en profondeur à la fois nos territoires, nos schémas de liens sociaux habituels, nos routes et notre air.
L’autopartage : gain d’espace et baisse de l’usage
L’autopartage (voitures en libre-service) consiste à partager l’usage d’un véhicule ; en n’étant plus propriétaire d’un objet qui roule peu (une voiture passe 95% du temps en stationnement soit 22h48 par jour en moyenne) mais utilisateur d’un service de mobilité, l’autopartage permet à la fois de récupérer de l’espace public et de transférer des usages vers les transports collectifs (train – tram – bus…) et modes actifs (marche, vélo).
Les études montrent qu’un véhicule en autopartage remplace 10 véhicules individuels sur la chaussée… libérant ainsi 9 places de stationnement. On estime qu’à Paris, la moitié de l’espace public est réservé à la voiture : c’est donc un enjeu essentiel pour les métropoles d’optimiser la place qu’elle occupe.
A Bordeaux, c’est bien souvent le stationnement sur voirie qui empêche la mise en place de couloirs de bus ; on est dans un cercle vicieux classique : manque d’efficacité du transport collectif => usage de la voiture => pression sur le stationnement => absence de couloir de bus => manque d’efficacité du transport collectif, etc…
« L’automobile a cantonné l’enfant urbain »
Récupérer de l’espace en ville c’est aussi permettre à l’enfant d’y retrouver une place : c’est en effet l’automobile, son emprise et ses dangers, qui, en un siècle, a cantonné l’enfant urbain dans les espaces privés ou les parcs clos…
L’autre effet de l’autopartage c’est une baisse de 41% du nombre de kilomètres parcourus en voiture, au profit des modes actifs (vélo – marche) et des transports collectifs (train – tram- bus…). Alors que le propriétaire d’une voiture va avoir intérêt, pour amortir son investissement initial, à s’en servir souvent, un autopartageur va, lui, arbitrer pour chaque trajet entre les différents modes de déplacement selon leur coût et leur pertinence. Naturellement il marchera davantage, utilisera plus son vélo et prendra le train. L’autopartage est dans ce sens complémentaire des politiques publiques de mobilité.
Destiné à ceux qui, au quotidien, peuvent (et/ou veulent) aller travailler sans voiture, l’autopartage est une solution pertinente pour remplacer la première ou la seconde voiture. Et un outil efficace d’optimisation de l’espace public.
Et tous les autres nous direz-vous ? Ceux qui n’ont « pas d’autres choix » que de prendre la voiture, que fait-on ?
Pour soulager leur pénibilité (et nos routes) on pourrait peut-être commencer par éviter que « ceux qui ont le choix » utilisent la voiture ! Quand une étude pointe le fait que 41% des déplacements de moins de 3 km à Bordeaux sont effectués en voiture, peut-on vraiment parler de mobilité contrainte ? C’est notre rapport à la liberté individuelle et son articulation avec l’intérêt collectif qui est interrogé ici… nous y reviendrons.
La tentation du bitume, remède anti-bouchons ?
Bien entendu, demeurent des milliers de déplacements quotidiens en Gironde qui ne peuvent, objectivement, être faits qu’en voiture. Des kilomètres d’embouteillage sur la rocade bordelaise, des temps de trajets qui s’allongent, une vie professionnelle et personnelle perturbée, des impacts réels sur la santé… et un ras-le-bol légitime qui s’installe.
Face à cette situation préoccupante on voit revenir la « tentation du bitume » : élargissements et constructions de nouvelles infrastructures routières seraient la solution à nos maux, tout comme la réouverture du Pont de Pierre aux voitures…
Cela nous semble être de mauvaises réponses à de vrais problèmes :
- d’une part parce que l’efficacité de ces mesures n’est pas prouvée (au contraire !) et qu’on risque surtout de préparer les embouteillages de demain : élargissement des routes => étalement urbain => recours obligatoire à la voiture => plus de voitures sur les routes => plus d’embouteillages etc…
- d’autre part parce que nous avons un problème environnemental majeur à régler et que le productivisme routier ne fait pas partie de l’équation pour le régler. Va-t-on sérieusement regarder nos enfants dans les yeux et leur annoncer qu’on prépare leur avenir en bétonnant de nouvelles zones humides, aujourd’hui, en 2017… ?
- enfin, et c’est le plus important, parce qu’il existe d’autres solutions, immédiates (ou presque) et beaucoup moins coûteuses : le télétravail partiel et le covoiturage généralisé.
Télétravail et tiers lieux : ne pas bouger c’est mieux !
A l’heure du numérique, comment expliquer que des milliers de salariés soient lancés chaque jour sur les routes pour aller… allumer un ordinateur ?!? Proposer dans chaque entreprise ou administration la possibilité pour chaque salarié ou agent d’effectuer ne serait-ce qu’un jour de télétravail par semaine devrait être, non pas une idée, mais une obligation d’intérêt collectif !
Un jour par semaine c’est 20% de trajets hebdo en moins, deux jours 40%…
Bien entendu tout le monde n’est pas concerné et il faudra être attentif à l’équilibre des rapports humains et sociaux à l’intérieur des organisations… mais face à l’enjeu pourquoi attendre ?
Et si le risque d’isolement (ou de distraction) est trop fort à la maison, il y a suffisamment d’initiatives autour des « Tiers Lieux » pour que le télétravail devienne une habitude très répandue.
La voiture, transport en commun du futur ?
L’autre solution, la plus massive, celle qui peut avoir le plus d’impact sur les bouchons et notre rapport à l’automobile, c’est bien sûr le covoiturage.
Nous posons une simple question : peut-on encore se permettre, en 2017, face à la crise climatique majeure que nous subissons et aux multiples désagréments individuels et collectifs causés par l’engorgement des réseaux routiers … d’avoir 6 personnes dans 5 voitures sur la rocade bordelaise ? Humblement nous pensons que non.
Passer de 1,2 personne par voiture à 1,5 sur la rocade permettrait de faire baisser le trafic de 20%. Immédiatement. Est-ce que cet objectif ne vaut pas la peine qu’on y consacre du temps et des moyens ?
Notre proposition est la suivante : créer des ZIC (Zones d‘Incitation au Covoiturage ) sur tous les axes routiers problématiques. Des cours bordelais à la rocade en passant par l’A63, la N89, l’A10 ou la D2215…
Dans un premier temps le plus important est de savoir si nous voulons faire du covoiturage un objectif prioritaire de politique publique de mobilité ? Si la réponse est positive, il « suffirait » ensuite de réunir experts et usagers autour du sujet pour trouver le meilleur moyen opérationnel de faire vivre ces ZIC : simples incitations, voies dédiées ou contraintes plus fortes (de type péage sélectif basé sur le nombre de passagers dans le véhicule ?), les solutions sont multiples mais nécessitent au préalable qu’on décide.
L’heure du covoiturage de masse est-elle venue ? Nous l’espérons !
Changer nos habitudes, une révolution douce
Autopartage… télétravail… covoiturage… 3 solutions « comportementales » aux problèmes multiples posés par la voiture individuelle. Trois manières aussi de se tourner vers l’avenir sans tourner le dos au passé.
Après la voiture individuelle, l’avenir est pour nous à la « voiture en commun » : un nouveau rapport à l’objet-automobile, considéré, plus modestement qu’aujourd’hui, comme un simple outil ou un « transport en commun de proximité ».
C’est une petite révolution tant la voiture est rentrée dans nos foyers ; mais nous estimons qu’optimiser l’existant est LA priorité pour l’environnement, les finances publiques et le confort des citoyens qui doivent se déplacer. Certains diront que c’est une contrainte supplémentaire pour ceux qui n’ont pas d’autres choix… nous pensons au contraire que la première manière de soulager la pénibilité de ceux qui subissent leur mobilité est justement de faire en sorte que tous ceux qui ont le choix… fassent différemment !
Alors comment financer tout ça, puisque ça nécessitera forcément des moyens ? La bonne nouvelle nous vient du FPS (forfait post stationnement qui remplacera le PV de stationnement à partir du 1er janvier 2018) : les produits du FPS sont désormais mobilisables pour le développement de… l’autopartage et du covoiturage !
Liberté individuelle vs intérêt collectif
Il y a cependant un préalable à tout ça et il faut bien aborder la question qui fâche, centrale et pourtant si peu débattue : l’articulation entre la liberté individuelle de chacun (et donc celle de prendre SA voiture quand ON l’a décidé) et nos contraintes collectives. Cette question touche tous les domaines de la crise environnementale (déchet, mobilité, habitat, biodiversité, démographie etc…) : choisir entre le désir de l’individu et l’intérêt du groupe.
Serons-nous cigales ou fourmis ?
On ne pourra échapper éternellement à cette question et il faudra bien y répondre tous ensemble si on ne veut pas voir se réaliser la prophétie de Bernard Charbonneau, dans Le Feu Vert :
« Ce seront les divers responsables de la ruine de la terre qui organiseront le sauvetage du peu qui en restera, et qui après l’abondance géreront la pénurie et la survie. Car ceux-là n’ont aucun préjugé, ils ne croient pas plus au développement qu’à l’écologie : ils ne croient qu’au pouvoir. »
La réponse pourrait être simple ; rappeler que les fondements de la liberté individuelle sont définis par la Déclaration des Droits de l’Homme du Citoyen de 1789, dans son article 4 :
« La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. ».
Finalement, concilier le faire ensemble et la liberté individuelle est une articulation moderne des rapports sociaux : la liberté peut se construire autrement que dans l’individualisme. Choisir son mode de déplacement à chaque trajet est d’ailleurs pour beaucoup le stade suprême de la liberté !
Rien n’empêche par conséquent l’avènement de la « voiture en commun ».
Et si quelques-uns ont encore des doutes, nous posons là une dernière question : quelle « liberté » y-a-t-il de toute façon à faire, en voiture, Bordeaux-Lège en 2h ou Bègles-Mérignac en 1h ?
Constance de Peyrelongue, présidente de Citiz Bordeaux
et Nicolas Guenro, directeur général de Citiz Bordeaux
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