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Manger local et mieux, les éleveurs girondins défendent leur bifteck

« 70% de la viande servie dans les restaurants n’est pas française », déclare Emmanuel Macron au Salon international de l’agriculture de Paris. Alors que les courants vegan encouragent à réduire, voire stopper la consommation de viande, les éleveurs locaux que nous avons rencontrés s’inquiètent. Mais ils reconnaissent qu’il vaut mieux manger moins de bidoche, pourvu que celle-ci ne soit pas industrielle.

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Manger local et mieux, les éleveurs girondins défendent leur bifteck

Selon une dernière étude de FranceAgriMer, le bœuf, qui représentait 25% de la consommation de viande d’un ménage en 2007, a vu sa place dans nos menus réduire de 16% entre 2007 et 2013. Bien que cette baisse soit imputable aux diverses crises (notamment celle de la vache folle), elle serait également due au prix de la viande qui, à cause notamment des coûts en hausse de l’alimentation animale, a considérablement augmenté depuis les années 1990.

« C’est un produit cher, concède Philippe Nompeix, directeur général de la coopérative des éleveurs girondins. C’est devenu un produit festif qu’on achète pour les fêtes, ou pour le weekend quand on reçoit de la famille ou des amis. C’est un plaisir comme quand on ouvre une bonne bouteille de vin. »

Cet éleveur qui vend sa production dans les magasins de la coopérative sous le slogan « de la fourche à la fourchette », évoque des périodes de consommation :

« On constate dorénavant deux mauvais mois dans l’année : novembre, le mois où les taxes et les impôts se suivent, et janvier, après les fêtes. A noter également une baisse pour les périodes de soldes. Le jour du Black friday, phénomène nouveau en France, il n’y avait personne dans nos magasins ! »

Circuit court

Malgré cette baisse de la consommation au niveau national, le département de la Gironde affiche une hausse de 11% entre 2002 et 2010, qui s’est stabilisée depuis. Certes, le nombre d’éleveurs y a connu une baisse importante, mais l’effectif de bovins est resté stable. C’est essentiellement le nombre des exploitations de moins de 10 bovins qui a chuté de 29%La filière viande girondine occupe une place de second ordre dans l’activité économique avec près de 1 500 emplois directs (moins de 1 % de l’emploi total de la Gironde).

Philippe Nompeix (DR)

« Le département de la Gironde est un consommateur des plus importants en France », reconnaît Philippe Nompeix. De quoi faire travailler les éleveurs girondins ? Pas vraiment. Son groupement des éleveurs girondins (GEG), qui revendique 150 adhérents dont 120 éleveurs de bovins (et 30 éleveurs d’ovins) sur le département de la Gironde, doit répondre à l’importation de la viande par une exportation similaire. Sur le nombre de bovins commercialisés, à savoir 3409 têtes, 1176 sont destinées à la boucherie, c’est-à-dire abattues et consommées sur le département, et parmi les 2233 têtes restantes et vendues vivantes, 70 % sont exportées vers des pays d’Europe du sud, même si ce chiffre est continuellement en baisse.

Créé en 1983, le GEG, qui se présente comme « seule coopérative de production à vocation exclusivement départementale », voit son chiffre d’affaires stagner selon son directeur. Ce chiffre était pourtant en évolution constante jusqu’en 2014.

« La consommation s’effrite, explique Philippe Nompeix. On a eu du mal a maintenir l’activité dans nos magasins. On tient grâce aux circuits courts et de proximité, pour le reste il y a une baisse significative. »

Cependant, si la hausse du prix de la viande est indéniable, d’autres raisons expliquent la baisse de la consommation. Les Français seraient de plus en plus sensibles aux conséquences de l’élevage industriel et à la maltraitance animale, notamment dans le transport.

Des nouveaux abattoirs à Bègles

« La répétition des messages négatifs produit son effet, admet Philippe Nompeix. Les militants des associations comme L214 sont des radicaux. Ils veulent imposer leur façon de voir les choses. L214 veut dénoncer les problématiques dans les abattoirs et, sur cette question, ils ont raison. Mais sous couvert de la problématique des abattoirs, ils disent qu’il ne faut pas faire d’élevage, c’est absurde ! »

L214 éthique et animaux est une association de protection animale œuvrant pour une pleine reconnaissance de la sensibilité des animaux et l’abolition de pratiques (élevages, abattoirs…) qui leur sont nocives. Si le système des abattoirs est critiquable selon Philippe Nompeix, la filière girondine s’organise pour éviter que des vaches de Soulac (70 % des élevages se concentrent au Nord et à l’Est du département) aillent se faire abattre à Bergerac, l’abattoir le plus proche :

« De Soulac à Bergerac, pour ensuite être vendue à Soulac, ce n’est pas cohérent » affirme Philippe Nompeix. Bordeaux est sans abattoir depuis 2011, année de la fermeture de celui du quai de Paludate. Le GEG a ainsi œuvré pour en avoir un nouveau à Bègles, lieu dit Hourcade, sur d’anciens terrains de la SNCF au niveau de la sortie 20 de la rocade.

« Cet outil d’abattage centré sur notre zone de production va nous permettre de réduire l’empreinte carbone, mais aussi améliorer le bien-être de l’animal puisque le transport sera raccourci. Mais aussi, l’abattage se fera avec des cadences réduites, 3 à 5 bovins à l’heure, contre 50 à 70 par heure dans les abattoirs industriels. »

A l’année, 650 tonnes défileront dans les abattoirs de Bègles contre 7 000 tonnes à Bergerac. Les bouchers traditionnels, la grande distribution locale, ainsi que les particuliers pourront s’y approvisionner.

Abattoir mobile

Certes, des abattoirs à taille raisonnable et, en plus, de proximité, pourraient résoudre le problème de transport des animaux qui se déroule souvent dans des conditions difficiles. Mais pour Christophe Guénon, maraîcher et éleveur bio, « les abattoirs, c’est une mafia » :

« On n’a pas la main mise sur les abattoirs. C’est un cercle fermé. On n’y est pas pour voir ce qui s’y passe. »

Installé à Léognan, Christophe Guénon déplore surtout le transport des bêtes :

« Les éleveurs industriels envoient des lots dans d’autres pays dans des camions qui ne s’arrêtent jamais ! C’est à l’Europe de changer les règles. A Bazas, il y a une zone dédiée à l’accueil des camions transportant des bêtes. Celles-ci peuvent descendre, manger de l’herbe et passer la nuit. Mais le système actuel de rentabilité fait que le chauffeur ne s’arrête jamais. Il faut aller vite ! S’il y a des bêtes qui sont mortes à l’arrivée, on ne les blâment pas, ils ont fait le job qu’on leur demande. »

Christophe Guénon prône la solution de l’abattoir mobile. Importée de Suède, l’idée commence à séduire. Avec ce système, les animaux sont abattus dans la cour de la ferme, grâce à une disposition de plusieurs camions côte à côte et qui forment un abattoir dans les normes. On espère ainsi supprimer le stress de l’animal lié au transport. Seulement le coût ne peut être supporté qu’à plusieurs.

Christophe Guénon avec une vache de race bordelaise (DR)

Des logiques sociétales

« La filière s’organise », réplique Benoît Biteau, agriculteur et conseiller régional PRG (parti radical de gauche) en Nouvelle-Aquitaine, qui espère voir arriver les abattoirs mobiles dans les fermes.

« Cette piste ferait qu’on ne déplace plus les animaux vers les abattoirs mais c’est l’abattoir qui se déplace. Ce qui permettrait d’abattre les animaux au près, c’est-à-dire sans stress. Il y a une expérimentation actuellement en Dordogne. C’est un investissement que les éleveurs seuls ne pourront pas supporter. Mais s’il y a le soutien des collectivités, le coût pour l’éleveur sera le même que s’il allait à l’abattoir. Est-ce qu’on continue de mettre de l’argent sur des abattoirs qui ne sont pas dignes d’intérêt ou au contraire on l’utilise pour développer des alternatives qui correspondent aux logiques sociétales ? »

L’auteur d’un livre tout juste paru, « Paysan résistant », reconnait qu’ « il y a de la maltraitance dans les procédés d’abattage, dans les abattoirs et aussi dans les transports des animaux » :

« Tout éleveur qui se respecte vous dira qu’il y a des conditions de transports et des conditions d’abattage inacceptables et intolérables. Au motif qu’il faut faire des économies dans la filière viande, il faut accepter des conditions d’élevages qu’on voit dans des élevages concentrationnaires. »

Dans son exploitation, Benoît Biteau affirme assurer le transport de ses animaux et « les accompagne jusqu’à la dernière seconde dans des conditions qui correspondent à [ses] valeurs éthiques ».

Ce père de cinq enfants qui a transformé le champs de maïs hérité de son père, et les dettes qui vont avec, en une ferme agricole rentable en introduisant des races rustiques de vaches, élevages et cultures, sans pesticides ni labour, veut « replacer les choses dans leur contexte » :

« L’objectif de l’agriculture est de nourrir l’humanité. Si on veut manger tous, si on veut manger sain et si on veut manger juste, il faut une attitude irréprochable. Sinon, je crains que toutes les logiques démagogiques, populistes et simplistes, basées sur des sensations et des croyances, embarquent les gens avec des arguments qui ne sont pas cohérents. »

Ne pas mettre tous les éleveurs dans le même panier

Les propos de Benoît Biteau visent ce qu’il appelle les « abolitionnistes » ; c’est-à-dire les vegans « anti-viande ». En 2017, on estime que 4% des Français seraient végétariens ou vegans contre 7 à 11% en Angleterre et 9% en Allemagne.

« Leur message manque de discernement. Ces gens mettent tous les éleveurs dans le même panier, ce qui peut entrainer la disparition des éleveurs les plus vertueux. C’est contre productif. Les gens qui sont dans une logique vegan, c’est-à-dire abolitionniste, sont, il faut dire les choses, des gens qui n’ont aucune approche globale et aucune vision à long terme. Ils ne se rendent pas compte du rôle des élevages dans l’entretien des espaces remarquables et patrimoniaux, et de la biodiversité. Contrairement à ce qu’on dit, les élevages à système herbager sont des élevages qui participent à l’atténuation du changement climatique. »

En effet, des études accusent l’élevage d’être responsable de 14,5% des émissions de gaz à effet de serre, dont 9,3 % pour les seuls bovins. « Les vaches polluent, oui ! » ajoute Christophe Guénon. Mais l’éleveur girondin apporte des nuances :

« Il y a des analyses où on explique bien que les vaches qui polluent le plus sont nourries avec du maïs en sillage, qui n’ont plus d’herbe. La céréale est censée être un complément, elle est devenue la nourriture principale. Tout est dans la manière de les nourrir. »

Cependant, pour lutter contre ses émissions, le 5e rapport du GIEC recommande une diminution importante de la consommation de viande qui serait aussi efficace que de diviser par deux le parc automobile mondial. Les Français continuent cependant à consommer 55kg de viande par personne, soit bien plus du double que les apports de protéines recommandés (22kg/an/personne pesant 75kg).

« Effectivement, il faudra manger moins de viande, ce n’est pas contestable, abonde Benoît Biteau. La consommation de viande demain doit se limiter à une activité d’élevage qui soit respectueuse de certains principes. Dans cette approche globale, on aura besoin d’élevages pour lutter contre le changement climatique, pour préserver la biodiversité dont on a besoin dans l’agriculture si on veut s’affranchir des pesticides. »

Pas d’élevages, pas de paysages

« Les gens devraient manger moins de viande, ajoute Christophe Guénon. Nous sommes dans une société où on a tout, tout le temps, des tomates, des fraises, de la viande… Cette manière de consommer encourage l’agriculture intensive. »

Spécialisé dans la race bordelaise, qui fait partie du conservatoire des races d’Aquitaine, Christophe Guénon dit faire « le métier d’éleveur pour la sauvegarde d’une espèce en voie d’extinction ».

« 80% des animaux d’élevages sont des races menacées. En Aquitaine, il y a 40 races d’élevage en voie d’extinction ! Il reste 150 femelles de la race bordelaise à peine. C’est une vache habituée à son terroir, à ses zones humides en bords de Garonne. Chez moi toutes les femelles ne sont pas tuées, elles sont gardées pour sauver la race. Une partie des mâles est sélectionnée pour éviter la consanguinité. Si on arrête les élevages, qui va entretenir les bords de Garonne ? Et toute cette biodiversité qui a pris place grâce à l’écopâture et au pastoralisme ? »

« Pas d’élevages, pas de paysages, pas de campagnes… » assure Philippe Nompeix. « Les zones humides entretenues par l’homme sont nettement plus riches en biodiversité que si on laissait des marécages », ajoute Benoît Biteau. « Si on abandonne les prairies, elles se ferment et deviennent des forêts de ronces », argumente Christophe Guénon. L’éleveur girondin résume avec philosophie :

« On ouvre les yeux maintenant après des années de production intensive. On est allé trop loin et trop vite sur beaucoup de choses. Du coup, il y a des hommes qui remettent tout en question et vont chercher trop loin et trop vite des solutions radicales. La seule réaction qu’on a est de vouloir tout abandonner, tout condamner. Il faut se reprendre. On abuse depuis 50 ans, ce qui n’est rien dans l’histoire de l’humanité. »


#agriculture

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