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L’Aquarius, bateau de SOS Méditerranée, une parenthèse dans la vie des rescapés

Marie Rajablat a passé plusieurs semaines à bord de l’Aquarius. Infirmière à bord, elle a recueilli les témoignages des migrants secourus, et les a réunis, avec des photographies de Laurin Schmid, dans un ouvrage, « Les naufragés de l’enfer ». Elle était à Bordeaux ce jeudi pour présenter le livre à la librairie La Zone du dehors. Dans le cadre de la programmation Bienvenue, Rue89 Bordeaux publie des extraits.

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L’Aquarius, bateau de SOS Méditerranée, une parenthèse dans la vie des rescapés

A terre comme à bord, nous avons tous conscience que le passage sur l’Aquarius représente pour les migrants une parenthèse. Avant d’arriver sur le navire, ils ont été traités comme des esclaves, des sous-hommes, des animaux. Ils ont été exclus du registre de l’humain par des geôliers qui leur ont fait vivre l’horreur.

En Europe, ils seront en attente dans des lieux de rétentions pendant des semaines ou des mois ; ils seront parfois malmenés par des administrations ou par les forces de l’ordre ;  ils devront constamment justifier de leur histoire, de leur parcours, de leurs intentions, de leur bonne foi…

Les équipes de SOS Méditerranée sont particulièrement attentives à entourer physiquement et symboliquement cette parenthèse de chaleur et de respect pour que les rescapés se réapproprient leur humanité d’abord et leur histoire singulière ensuite.

Sofiane, l’énergie du désespoir (Niger/Cameroun)

Sofiane a 40 ans. Il est né au Niger mais il vivait au Cameroun depuis quinze ans. Ingénieur en pétrochimie, il voulait parfaire son expérience professionnelle en Libye. Il avait envoyé des CV à plusieurs compagnies d’exploitation pétrolière libyennes et avait reçu des invitations à prendre contact avec le service des Ressources Humaines de deux d’entre elles. Sofiane comptait donc beaucoup sur l’appui de ces entreprises pour régulariser rapidement son entrée illégale dans le pays. Il est parti le 14 août de Yaoundé.

Il pose le cadre :

« En Libye, on ne va jamais directement d’un point A à un point B. Il faut toujours suivre un réseau très organisé, où chacun sème la terreur pour prélever sa part au passage : les passeurs, les miliciens, les bandes armées rebelles et les habitants qui nous fournissent ce qui est censé être le gîte et le couvert. C’est un trafic très lucratif dans un pays où règne un chaos généralisé depuis le renversement de Kadhafi en 2011. Les hommes sont vendus entre 325 et 3250 euros suivant ce qu’il savent faire. Les femmes sont vendues entre 150 et 1500 euros. Elles sont abusées, violées, parfois ils organisent des scénarii devant nous et nous obligent à regarder. Parfois sous la menace armée, ils obligent certains d’entre nous à violer ces femmes, ils font des vidéos qu’ils envoient aux familles.

Ou encore, ils vendent ces femmes dans des réseaux de prostitution, ce qu’ils appellent les connexion houses [maisons de passe]. Quand je parle de femmes, j’inclus de très très jeunes filles. Non seulement nous n’avions qu’un repas par jour à peine mangeable et très peu d’eau, mais en plus nous étions frappés à coup de pieds, de barres de fer à longueur de journée, menacés avec des armes, tailladés avec des couteaux. Je ne peux même pas dire ce que subissaient les femmes. Certaines perdaient la tête, d’autres étaient prostrées sur le sol.

Des ONG venaient dans ces centres pour évaluer la situation. Il y avait des gens de MSF (Médecins sans frontières), de l’Organisation internationale des migrants (OIM). Si vous vous plaigniez, la plupart du temps les geôliers l’apprenaient et vous ne ressortiez pas vivant (et au mieux, vous n’aviez pas été torturé avant). Donc, même si ces associations se doutaient de ce que nous subissions, elles ne pouvaient rien faire si elles n’avaient pas de témoignage.

Moi, je n’en pouvais plus et je n’avais plus rien à perdre. J’ai décidé de parler, quoi qu’il m’en coûte, pour que ça cesse. J’étais prêt à mourir, tellement je n’en pouvais plus et si ça pouvait servir à quelque chose. Mais ils ont dû penser que j’étais plus intéressant vivant que mort. Alors j’ai été pendu par les bras et battu pendant 3 jours. »

Sofiane est sorti de cet enfer au bout de 9 jours et a réussi à rejoindre Sabratah :

« Nous étions 58 personnes (hommes, femmes, enfants) entassés dans un container sur un camion. Vous savez, Sabratah est une ville organisée autour du trafic des humains. Il y a environ 300 camps de transit. Il y a même au moins une (sinon plusieurs) usines de fabrication de bateaux pneumatiques. Au bout de 3 semaines, on nous a escortés jusqu’à la plage, et nous sommes enfin  partis. »

Sila, paix à son âme…

Moussa est assis avec ses copains, sur un des coffres du pont bâbord. Dans ces circonstances et dans ces conditions, deux jours et deux nuits suffisent pour que des liens se tissent.

« Viens Ma’, t’as dit que tu étais l’écrivaine du bateau. Je voudrais que tu écrives l’histoire de mon ami Sila. Quand je pense à mon ami Sila, paix à son âme, c’est terrible ce qui lui est arrivé. Pendant toute la traversée c’est lui qui m’a encouragé à ne jamais perdre l’espoir. Il me disait : pourquoi Allah nous aurait conduit jusqu’ici pour nous y abandonner alors qu’Il sait pourquoi nous sommes partis. Il sait que nous sommes partis pour aider nos familles à vivre mieux. Si nous mourrons, c’est plein de vies qui sont mises en danger. Aie confiance mon ami. Allah est grand. Il faut supporter, on va y arriver. »

Moussa me décrit ensuite l’état des personnes assises autour de lui dans le bateau. Tous avaient faim, froid. La plupart souffraient du mal de mer car la mer était grosse. Au fil des heures, certaines personnes ont commencé à flancher et à glisser au fond du bateau. L’ami de Moussa en faisait partie.

« Dans le bateau, j’avais mal au ventre et lui aussi. Il avait avalé de l’eau et du gazole. Je l’ai tenu jusqu’au bout, je voulais pas dormir pour pas le quitter, pour pas qu’il tombe complètement au fond du bateau. »

Moussa se tait un long moment, appuie sa tête contre la tôle du bateau. Je vois bien qu’il serre les dents mais les larmes finissent par couler. Assis à côté de lui, Henri, son copain de galère, tourne la tête. Lui aussi pleure. Moussa reprend.

« Il m’a vomi dessus. Il m’a chié dessus. Je lui tenais la main parce qu’on avait peur. Et maintenant il n’est plus là et moi je suis vivant. Tu vois, la nuit dernière, je me suis réveillé en sursaut. Je croyais qu’on était encore sur ce bateau. Ça bougeait sur le pont. Quand j’ai regardé autour de moi ça m’a fait bizarre. Si je ferme les yeux, je vois mon ami. Mais si j’ai les yeux ouverts, je le vois aussi. »

Abi ne pourra plus rentrer chez elle

Une nuit, j’étais de quart de 2h à 4h. L’abri des femmes était bondé. Pour la plupart, elles dormaient les unes contre les autres, écrasées de fatigue et d’émotions. Abi était assise sur le seuil et regardait la mer monter à l’assaut du pont. Elle ne demandait rien. Son corps était posé là, tassé sur lui-même.

Nos regards se sont à peine croisés mais ça a suffi. Je suis venue m’asseoir à côté d’elle et nous sommes restées un long moment sans bouger, épaule contre épaule… Je l’ai sentie s’affaisser contre moi. J’ai continué à ne pas bouger, pour ne pas l’effaroucher jusqu’à ce qu’elle me dise :

« Ma’, j’ai froid. »

Alors, je l’ai emmaillotée dans une couverture isothermique. Un geste simple qui souvent trouble profondément les rescapés à bord de l’Aquarius. Une attention quelque peu surréaliste sans doute, après ce qu’ils viennent de vivre. De nouveau assises côte à côte, Abi s’est résolument calée contre moi et a commencé à me raconter son histoire. Son récit a été long, précis et s’est déroulé d’une seule traite. Pas de pause. Au fur et à mesure, elle se recroquevillait sur elle-même en se balançant d’avant en arrière, pour finir en boule, la tête sur mes genoux…

« La traversée du Niger s’est faite sans problème. Par contre, tout a basculé en Libye… Quelques heures après avoir passé la frontière, en plein désert, le chauffeur a été arrêté par des Asma Boys et a été abattu sur place. La tante et moi, on avait très peur. On a crié. Un des hommes nous a donné des coups de poings et des coups de pieds. Deux autres nous ont “prises”. Quand ils ont fini, ils nous ont mises dans le 4X4.

On a roulé jusqu’à une ville et là, il nous ont vendues au propriétaire d’une maison de passe. On a été séparées. Je ne voulais pas me prostituer alors il m’a emmenée avec lui au dernier étage, il s’est déshabillé et comme j’ai refusé de coucher avec lui, il m’a poussée par terre et il m’a battue avec sa ceinture puis il m’a bourrée de coups de pied partout. Il a sorti un couteau et il m’a tailladée.

Après, je suis restée là plusieurs jours mais je ne sais pas combien de temps exactement. Je sais qu’il partait et qu’il revenait. J’entendais la porte. Je ne sentais plus rien. Il est venu avec d’autres hommes. Je crois que je me suis évanouie. Je ne sais pas combien de temps tout ça a duré.

Quand je me suis réveillée, pendant quelques secondes, je ne savais pas si j’étais morte ou vivante. Et puis la douleur est arrivée d’un seul coup. Elle m’a déchiré le ventre et là j’ai compris que j’étais en enfer. J’ai pleuré. J’aurais tellement voulu rentrer chez moi, revoir ma mère. Mais en même temps, j’ai su à ce moment là qu’il n’y avait aucun retour possible. Si ma famille au pays apprend ce qui m’est arrivé, ce serait une honte pour elle. Du coup, je ne pourrai jamais plus rentrer chez moi. »


#Aquarius

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