Le sort de l’usine Ford de Blanquefort semble scellé. En effet, si aucun programme d’investissement n’est envisagé par la firme désormais, l’obsolescence rongera l’établissement, pourtant jusqu’alors équipé de machines-outils à commande numérique et de robots de bon aloi.
Quels que soient les cris de désespoir ou la vindicte du millier de salariés, l’analyse est limpide. En effet, les trois autres usines insérées dans la filière automobile en Gironde n’ont pu « sauver leur peau » que grâce à une insertion exacerbée dans le processus de globalisation qui caractérise la troisième révolution industrielle (depuis les années 1980).
Une usine voulue par Chaban-Delmas
Disons d’abord que les deux usines Ford de Blanquefort ont été « parachutées » au milieu des années 1970 sans guère de logique de filière industrielle. La cité-port de Bordeaux venait de perdre ses grands chantiers navals de Lormont ; or le maire Jacques Chaban-Delmas était devenu Premier Ministre et a bataillé pour séduire des firmes. Il a ainsi convaincu Henry Ford II des vertus de la Gironde, face au Nord-Est, qu’est venu pourtant défendre le député de Lorraine Jean-Jacques Servan-Schreiber lors de l’élection législative partielle de 1970.
C’était l’époque où Ford gagnait les 24 Heures du Mans, où l’intégration industrielle transatlantique prenait corps : fabriquer des boîtes de vitesse pour les usines Ford européennes et nord-américaines s’intégrait dans cet essor de l’industrie automobile classique de l’apogée de la deuxième révolution industrielle. Ce fut la naissance de cette épopée Ford, voire de ce mythe selon lequel les usines de Blanquefort allaient durablement porter la croissance industrielle en Gironde et créer de l’emploi.
Or la nouvelle division du travail qu’a suscitée le couple de la globalisation et de la troisième révolution industrielle, marquée par le boum de l’électronique, a remis en cause la durabilité de chaque usine, dans toutes les branches. Désormais, à l’échelle de quelques semestres, la compétitivité de chaque établissement est soupesée : les firmes ou leurs fournisseurs mettent en concurrence les usines au sein d’un même groupe ou au sein d’une chaîne d’approvisionnement en composants (supply chain management).
Tout est passé au tamis des avantages et des coûts comparatifs – et les hommes, la main-d’œuvre ouvrière ou technique, ne peuvent arguer que de leur capital de compétence et d’expérience ou, parfois, accepter de voir rogner leurs avantages sociaux. Les contraintes de la délocalisation sont impitoyables !
Une faible filière girondine
La situation de Ford-Blanquefort est aggravée parce que la Gironde ne dispose pas d’un système productif local (ou territorial) articulé autour de la filière de l’équipement automobile, contrairement aux « districts industriels » (en anglais : clusters) qui se sont articulés autour d’une forte industrie de la mécanique dans d’autres régions, avec des complémentarités qui permettent de compenser la baisse du rythme de telle ou telle gamme de produits. On constate une simple juxtaposition des quatre usines essentielles.
La plus ancienne usine est celle de l’entreprise familiale Le Bélier, dans le Nord de la Gironde (à Vérac). Néanmoins, cette fonderie n’a pu sortir d’une grave crise dans les années 1990-2000 qu’en changeant son « modèle économique » de fond en comble. Son site historique n’abrite plus que 300 salariés environ : 2 000 des 3 500 salariés sont en Europe centrale et orientale (Hongrie, Serbie). Certes, Le Bélier est devenue le leader mondial du freinage automobile et des composants de sécurité moulés en aluminium depuis 2005 ; mais la Gironde est son pôle de matière grise plus qu’un site de production.
La voisine de Ford à Blanquefort, Getrag-Ford, avait été cédée en 2000 au groupe allemand Getrag, forte de 13 500 salariés, puis elle a été intégrée en 2015 au groupe canadien Magna, quand celui-ci a racheté Getrag. Elle aussi n’est qu’une pièce du puzzle industriel d’une firme mondialisée, riche de 125 000 salariés. Toutefois, en se spécialisant dans des boîtes de vitesse manuelles livrées à Ford (Fiesta), à BMW ou à Mercedes, elle a trouvé sa place dans cette machine globalisée.
En effet, mise en concurrence interne en 2014 avec des établissements situés au Royaume-Uni et en Slovaquie, Getrag-Ford a affirmé sa compétitivité : elle a alors accueilli une nouvelle production annuelle de 550 000 boîtes Mx65 grâce à 110 millions d’euros d’investissements, d’où une croissance de ses effectifs de 780 à 900 environ.
Enfin, la grande spécialiste qu’est l’entreprise moyenne-grande Lectra, dans la fabrication de machines pour la découpe de produits textiles au laser, s’est insérée dans la filière automobile, en livrant des machines pour la découpe du cuir utilisé dans les voitures de haut de gamme. Mais les 220 salariés de son site de Cestas s’occupent surtout de recherche & développement : l’essentiel des 1 400 salariés est localisé hors de France et d’Europe puisque 90 % du chiffre d’affaires sont réalisés à l’étranger.
Une reconversion inévitable
Bref, on doit admettre, volens nolens, cette forte réalité de la mise en compétition de chaque usine, année par année. Le système « libéral » l’a emporté depuis longtemps sur les velléités protectionnistes ; le véritable « patriotisme économique » passe par une compétitivité à l’échelle européenne et même mondiale. En Gironde, la filière de la mécanique automobile (ou ferroviaire, au Technocentre de la gare Saint-Jean) reste modeste, faute d’implantations des grands équipementiers et parce que les grands systèmes productifs territoriaux se sont articulés autour des filières du vin et de l’aéronautique-aérospatial, avant que ne perce en sus l’économie numérique (ingénierie informatique, etc.) – sans parler ici de la filière touristique.
Aussi toute volonté de préserver le site de Blanquefort peut-elle passer comme de la démagogie, de l’illusionnisme racoleur ou de l’inconscience – quel que soit le respect dû à la classe ouvrière. Il faut donc enclencher un vaste programme de reconversion et de formation du millier de salariés de Ford, même si leur âge moyen (la cinquantaine) n’est guère propice à un tel mouvement. Mais l’on sait que la Région dispose d’un solide pôle de financement de telles actions, appuyées par l’ensemble des Pouvoirs publics.
Quant au site, inéluctablement, il va devoir changer de vocation : des instances publiques (comme BpiFrance et la Région) et des sociétés de conseil expertes dans ce genre d’opérations (comme Altedia ou Alixio-Revitalia) vont venir prendre en main ce redéploiement des salariés (vers l’aéronautique ?) et du site (vers la logistique, clé de voûte de Blanquefort depuis des lustres ?), en mobilisant leur expertise dans le conseil en réindustrialisation et en « revitalisation », dans le cadre d’une approche positive des restructurations.
Protester ou manifester aura été une étape bien compréhensible d’expression collective du ressentiment contre la décision unilatérale d’une transnationale de clore son engagement dans le site. Maintenant, il faut, de façon tout aussi solidaire et avec clairvoyance et résolution, faire preuve de volontarisme, et les politiques doivent se mettre à la tâche concrète : comment re-former les salariés, les réorienter, les soutenir dans leur reconversion ? Comment réutiliser le site industriel en le reconvertissant ? Après tout, nombre de branches ont besoin d’embauches : on peut espérer que, après avoir tourné cette page d’une histoire vieille de quarante ans, va s’ouvrir une histoire prometteuse qui permettra aux salariés ne partant pas en préretraite de marcher avec dignité et lucidité vers de nouvelles activités.
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