Née en 1765, Al Pouessi a été enlevée quelque part en Afrique orientale, puis vendue sur la côte occidentale du continent, pour être finalement rachetée, et rebaptisée Modeste Testas, du nom de ses maîtres, les frères Pierre et François Testas. L’un gérait une plantation à Saint-Domingue, l’autre écoulait à Bordeaux le sucre et le coton cultivés aux Antilles.
S’ils représentent les négociants du premier port colonial de France, dont la prospérité a été fondée sur l’esclavage, Modeste Testas pourrait bientôt incarner le destin de ces milliers de femmes et d’hommes et de femmes déportés. C’est en tous cas l’une des suggestions de la « commission mémoire », instaurée il y a deux ans par la mairie de Bordeaux, et qui va rendre son rapport à Alain Juppé.
Elle fait 10 propositions, présentées ce mercredi au musée d’Aquitaine, dont celle de « construire une œuvre mémorielle à l’effigie de Modeste Testas dans ou près de la Garonne », comme l’explique l’anthropologue Carole Lemee, membre de la commission :
« La Shoah et l’esclavage ont ceci de commun que ces crimes contre l’Humanité ont concerné des masses où les personnes disparaissent. Avec Modeste Testas, dont la descendante est entrée en contact avec moi, nous pouvons avoir affaire à quelqu’un d’identifié, d’identifiable, remettre de l’humain, et évoquer à travers elle la complexité des différents parcours. »
Pas pharaonique
L’esclave a ainsi été affranchie par son maître, qui lui avait fait plusieurs enfants, avant qu’il ne quitte l’île pour fuir une révolte. Elle a vécu jusqu’à 105 ans. Après une plaque commémorative sur son passé esclavagiste, discrètement posée quai des Chartrons en 2006, et le buste de Toussaint-Louverture, le libérateur d’Haïti, sur le parc des Angéliques, une œuvre à l’effigie de Modeste Testas donnera-t-elle enfin une place dans l’espace public à ce pan longtemps tabou de l’histoire de Bordeaux ? Marik Fetouh, adjoint au maire en charge de l’égalité, et président de la « commission mémoire », veut y croire :
« Alain Juppé n’était pas favorable à un mémorial, considérant que les salles du musée d’Aquitaine sur l’esclavage étaient suffisantes. Mais pour en avoir parlé avec lui, il y a une évolution sur ce point et une certaine ouverture. D’autant plus que lors de nos auditions, ce point était très consensuel. S’il ne s’agira pas d’une œuvre pharaonique, elle sera en tout cas placée dans un lieu où elle sera bien visible, peut-être dans le fleuve. »
C’est en effet une vraie demande des Bordelais, à en croire l’enquête réalisée par la commission : sur les 1084 personnes qui ont répondu à son questionnaire en ligne, 496 jugent « insuffisante » la politique mémorielle menée à Bordeaux, 177 la qualifient de dispersée, et 439 la considèrent au contraire « plutôt bonne ». Seulement un peu plus de la moitié des répondants (563) disent connaitre déjà le travail mémoriel mené à Bordeaux, et citent d’abord le musée d’Aquitaine.
A côté des plaques
A travers ses propositions, sur lesquels le maire de Bordeaux se prononcera le 3 mai, lors du lancement de la 2e Semaine de la Mémoire, la commission mémoire tente de répondre aux attentes manifestée par les Bordelais. Elle propose par exemple de compléter les plaques des 6 rues portant des noms de négriers, et de poser des QR codes renvoyant à un site internet pédagogique. Mais aussi de donner à d’autres lieux des noms d’abolitionnistes bordelais, comme André-Daniel Laffon de Ladebat, et celui de l’auteur martiniquais Edouard Glissant à un grand équipement culturel.
Par ailleurs, la commission mémoire insiste sur la pédagogie et la recherche, à travers la création d’un Prix de la Ville récompensant une thèse de doctorat ou une publication scientifique sur l’esclavage, mais aussi le renforcement des partenariats du musée d’Aquitaine avec des musées existants (Liverpool, Nantes…) ou à venir, comme celui de Lisbonne.
Si la Ville de Bordeaux reprend à son compte la majorité de ces idées, elle aura bien avancé dans la reconnaissance de son passé le plus trouble. Mais vient de s’offrir un dernière (?) polémique pour la route, avec l’éviction de la commission de Karfa Diallo (lire ci-dessous).
Celui-ci a en retour relancé le débat sur les noms de rue de Bordeaux : pour le président de Mémoires et Partages, si la Ville se limite à 6 noms d’armateurs ayant effectivement participé à la traite négrière, elle risque de faire du « révisionnisme », en oubliant de comptabiliser les propriétaires de plantations coloniales.
Marik Fetouh assure de son côté que les recherches continuent pour déterminer si d’autres noms devront faire l’objet d’explications.
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