Une page va se tourner à Bordeaux : aucun mémorial n’explique actuellement dans l’espace public l’implication de la ville, deuxième port négrier et premier port colonial français au XVIIIe siècle, dans ce crime contre l’Humanité – les expéditions négrières bordelaises ont causé la déportation de plus de 130000 Africains, et des centaines de milliers d’esclaves ont travaillé pour les planteurs et négociants girondins.
Le maire de Bordeaux l’a annoncé ce jeudi lors de l’ouverture de la Semaine de la Mémoire, série d’évènements sur l’esclavage, la traite et son abolition, actée il y a 170 ans en France : il valide toutes les propositions de la commission mémoire, présidée par son adjoint Marik Fetouh, des panneaux explicatifs sur les rues portant des noms d’esclavagistes à la création d’un jardin botanique où seront cultivées des denrées des colonies, en passant par une mise en valeur du buste de Toussaint-Louverture.
« Ca n’est pas un esprit de repentance car les plus jeunes ne peuvent pas porter sur leurs épaules » ces méfaits, a déclaré Alain Juppé. « C’est une double volonté de ne jamais laisser tomber dans l’oubli ce qui s’est passé pendant deux ou trois siècles, le devoir de mémoire, et de tout faire pour prévenir que ce crime ce reproduise. Malheureusement nous n’en avons pas l’absolue certitude car des formes d’esclavage existent toujours. D’où notre vigilance contre l’esclavagisme et le racisme qui le nourrit. »
Affaires de familles
Le point le plus sensible était la création d’un nouveau monument, à laquelle la mairie était jusqu’à présent opposée. Si le lieu exact et la forme du monument restent à déterminer, il sera à l’effigie, ou du moins rendra hommage à une femme esclave, Al Pouessi, rebaptisée Marthe Adélaïde Modeste Testas, du nom de famille de ses maîtres bordelais.
A l’âge de 14 ans, Al Pouessi est enlevée quelque part en Afrique orientale – probablement en Ethiopie – par une tribu rivale de la sienne, puis vendue sur la côte occidentale du continent. Elle est finalement achetée par la famille Testas : François dirige une plantation à Saint-Domingue (les actuelles Haïti et République Dominicaine) ; son frère, Pierre Testas, écoule à Bordeaux le sucre et le coton cultivés aux Antilles. Leur oncle, capitaine d’un bateau négrier, a peut-être amené Al Pouessi en Gironde, avant sa déportation outre-mer.
« Avec Modeste Testas, nous avons la chance très rare dans le cas des esclaves d’avoir son identité initiale, et beaucoup d’éléments biographiques grâce aux recherches menées par sa descendante haïtienne, qui m’avait contacté il y a 10 ans », souligne Carole Lemee, membre de la commission mémoire.
De Bordeaux à Philadelphie
Ce travail de mémoire a été « long et compliqué », selon Loraine Steed. De la septième génération après son aïeule, elle a écumé les archives à Bordeaux et à Philadelphie (Etats-Unis). Suite à l’occupation de Saint-Domingue par les Anglais, François Testas s’y est en effet réfugié avec plusieurs esclaves, dont Modeste Testas.
Il y meurt en 1795 après avoir décidé dans son testament de les affranchir, de leur léguer des terres, et de « confier » la jeune femme à son « nègre de confiance », Joseph Lespérance. Elle a alors déjà deux enfants, peut-être de son maître, en aura 7 autres, et mourra à l’âge de 105 ans.
« Ma grand-mère a connu le petit fils de Modeste Testas, François Denys Légitime, qui a été brièvement président d’Haïti, raconte Loraine Steed. Dans ses écrits personnels, il parle d’une femme très belle, gentille et attentionnée envers ses enfants. Même si elle a dû être malheureuse en arrivant si jeune et prisonnière à Bordeaux, je suis contente de cette reconnaissance aujourd’hui, qu’on parle d’elle et du passé de cette ville, longtemps un sujet tabou. »
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