Un lundi soir de maraude comme tant d’autres, nous sommes deux bénévoles allant à la rencontre de nos amis de la rue. En allant récupérer les invendus de commerces alimentaires cours Victor-Hugo, nous croisons un groupement de sans-abri, dont un, particulièrement remonté, muni d’une chaîne de métal.
Cet homme, nommons-le P., veut se faire justice et s’en prend à F., lui-même sans-abri et en fauteuil roulant, qui aurait, d’après P., violé sa petite sœur de quinze ans. Il est avec un groupe de personnes qui défend sa version, notamment S., une jeune femme sans-abri qui s’impliquera particulièrement dans l’altercation.
P. s’approche en criant de F. et commence à le rouer de coups, à l’insulter : F. tombe de son fauteuil en tentant de se défendre. Un autre homme du groupe tente de les séparer. L’altercation étant très violente, je demande alors à la bénévole qui m’accompagne d’appeler la police.
Nous tentons de les calmer, de les raisonner. P. se montre prêt à discuter, cependant, il nous explique qu’il ne peut se contrôler, que F. a violé sa sœur, qu’il doit lui faire payer. S. ajoute alors que ce ne serait pas la première fois que F. violerait des femmes.
Je lui demande s’ils ont porté plainte pour ce qu’ils me rapportent, S. m’explique que oui, que « la petite sœur » est allée au CAUVA (service de l’hôpital en charge des agressions sexuelles) et qu’elle a déposé plainte. Je revois avec elle les démarches à suivre avant de tenter à nouveau de calmer les esprits échauffés.
« Allez nourrir les sans-abri ailleurs »
Mis à part les personnes venues initialement à notre rencontre pour bénéficier d’une aide alimentaire ou d’un échange amical, et qui s’inquiètent de notre sécurité et essayent donc de calmer l’altercation, personne d’autre ne réagit. Nous sommes pourtant face à une terrasse, bondée, d’un pub. Seul un client vient, gentiment, nous demander si nous n’avons pas besoin de son aide, ce à quoi je réponds mécaniquement, et peut-être un peu naïvement, qu’avec le gilet (bénévole), nous ne risquons rien.
Quelques instants plus tard, le ton monte à nouveau, des coups de chaîne repartent : le gérant du pub vient, à ce moment-là, nous voir et nous demande d’aller nourrir les sans-abri ailleurs parce qu’on gêne sa clientèle. J’avoue avoir du mal à garder mon calme face à autant d’insensibilité, l’agacement prend le dessus : nous ne sommes pas responsables de la situation, nous sommes nous-mêmes en danger, mais cela semble lui paraître secondaire.
Prise au milieu d’une altercation où je pourrais être en danger, où un handicapé est à terre, la plus grande préoccupation de ce citoyen bordelais, c’est bien son chiffre d’affaires et non pas de me proposer de l’aide. Pour éviter de m’énerver à mon tour, et après que ma collègue a raccroché avec la police, nous nous éloignons.
Nous continuons donc la maraude. Les bénéficiaires nous aident à nous éloigner car nous sommes très chargées.
Peu après, la police arrive, nous allons donc à leur rencontre. P. se rend spontanément, les mains dans le dos, la chaîne autour du cou, il ne cherche pas les problèmes. La police lui confisque sa chaîne. S. se met à insulter les agents de police et à les provoquer.
« Maintenant, tu vas fermer ta gueule ! »
Nous sommes en train de donner à manger à un groupe attenant à l’intervention de la police quand S. se fait gazer par l’un des agents. Nous sommes touchées également, ma collègue ne peut plus respirer, est contrainte de s’éloigner. S., tout juste remise, reprend ses provocations. Le même policier se met à l’invectiver : « Maintenant, tu vas fermer ta gueule ! » Elle est à terre, il lui donne un coup de pied, lui demande de dégager.
Ne supportant pas la violence, je dis aux bénéficiaires de me suivre, que nous allons les servir plus loin. S. continue de crier et de provoquer le policier qui la traite alors de « shootée ». L’altercation dure assez longtemps. S. fait face à cet agent, lui ordonne de la gazer. Le policier l’insulte et la fait reculer. La violence des paroles du policier et son agressivité me choquent, la scène dure encore une dizaine de minutes.
Des personnes sans-abri, choquées, dont une femme en crise d’angoisse, nous suivent. L’une d’entre elles comprend que c’est nous qui avons appelé la police et nous demande pourquoi. Je lui explique que j’ai vu quelqu’un s’en prendre à un handicapé, avec une chaîne en fer et, qu’on ne se fait pas justice soit même, même face à un violeur. Il me dit que nous n’aurions pas dû le faire et que, de toutes façons, F. paiera et qu’ « on » lui règlera son compte.
Le calme finit par revenir, au moins en apparence, la police part donc, ce qui permet à S. de s’apaiser, aidée par ses amis.
Qu’est-ce que je retiens de cette histoire ?
J’ai appelé la police pour la voir s’en prendre à une femme, la rouer de coups alors que je souhaitais qu’ils interrompent la violence. Même les sans-abri m’ont reproché cet appel alors que la police est là pour assurer la sécurité et l’ordre public.
Ce n’est pas mon habitude de blâmer la police, même dans le contexte actuel où des violences policières sont dénoncées. Je me place plutôt en défenseuse des forces de l’ordre, comprenant leur nécessité, mais après avoir vu cette altercation, je m’interroge :
- J’ai d’abord été profondément choquée par tant de violence et d’agressivité ;
- Après coup, je me suis demandée ce que j’attendais de cet appel : La police est là pour assurer la tranquillité et la sécurité publique.
- Une femme, visiblement perdue, s’égosille en pleine rue et provoque les policiers : Est-ce qu’ils auraient dû ne rien faire ?
Les mentalités n’ont pas changé
Certainement pas ! C’est leur rôle d’intervenir et c’était notre demande. Une chose est sûre, il y a des façons de traiter les gens, avec respect, et de leur parler. Je ne peux pas affirmer que j’aurais été moins choquée si le policier avait embarqué cette femme même si cela aurait impliqué l’emploi de la force.
- Par ailleurs, je pense que, malgré les provocations et les difficultés du métier, il n’est pas possible de s’adresser ainsi aux gens. Est-ce que j’ai été plus choquée parce qu’il s’agissait d’une femme ? Peut-être, mais le débat n’est pas là : les SDF sont des PERSONNES, sans-abri, certes, mais des personnes et doivent, de ce fait, être traitées dignement.
- Ce policier est fautif. Même s’il est désabusé par des personnes qui peuvent parfois être désagréables, insultantes et difficiles à gérer, la résolution d’une altercation entre deux personnes dans la rue ne doit jamais passer par l’usage abusif de la force ou par un quelconque manque de respect.
- Enfin, concernant la réaction des autres citoyens bordelais témoins de la scène, je tiens à rappeler qu’il y a un an, le maire de Bordeaux s’en prenait aux maraudeurs pour les accuser d’entretenir la misère. Je suis attristée de voir que les mentalités n’ont pas changé.
Je tiens une nouvelle fois à rappeler à tous les citoyens bordelais et, prioritairement aux gérants des deux bars du cours Victor-Hugo qui nous ont demandé de nous éloigner, que les associations assurant des maraudes sont là pour pallier les carences des pouvoirs publics en termes d’hébergement et d’accompagnement des personnes sans-abri.
Nous travaillons en lien avec le 115, service public, et l’administration de façon bénévole pour assurer aux sans-abri un repas dans la journée et une discussion, une écoute, du réconfort. Nous n’entretenons pas la misère, les sans-abri ne sont pas tous des personnes souffrant d’addictions mais pour ceux qui le sont, loin de « favoriser l’assistanat » nous leur permettons de manger et de nous assurer qu’ils auront un repas dans le ventre et pas uniquement des substances illicites. Croyez-le ou non la nourriture et le lien social sont des moyens de pacifier les mœurs.
La suite des évènements
Le lendemain, je suis retournée voir les responsables des deux bars : c’était une discussion positive et très constructive. Je leur ai rappelé qu’il ne faut pas faire de généralités et que les associations ne favorisent pas la misère mais au contraire tentent de lutter contre celle-ci.
J’ai ensuite croisé la police municipale à qui j’ai pu poser des questions. Ils m’ont expliqué que c’était la police nationale qui était intervenue, que la femme sans-abri, victime de l’agent de police, pouvait porter plainte et que j’avais, en tant que témoin, intérêt à agir.
Après réflexion, je n’ai pas porté plainte car ce n’est pas la procédure adéquate dans ce type de situation. Je suis allée au commissariat pour discuter avec la police nationale. J’ai été reçue. Je leur ai montré les vidéos et livré mon témoignage afin de m’assurer que rien dans le comportement de cet agent n’était normal.
Une enquête interne est en cours et si des sanctions sont méritées, elles seront prises. Je retiens donc que si certains agents commettent des erreurs, car l’erreur est humaine, des sanctions peuvent être prises si celles-ci sont légitimes.
Je dois avouer avoir été réticente à me rendre à la police pensant que cela ne servirait à rien et je suis rassurée de voir que je me suis trompée et qu’évidemment, dans un état de droit, comme l’est le nôtre, le respect des droits et libertés prime sur l’atteinte à la dignité humaine qui reste et doit absolument rester l’exception.
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