C’est l’une des zones de Bordeaux qui résonnent toute la journée au son des marteaux-piqueurs, disqueuses et camions qui vont et viennent. Derrière la gare Saint-Jean, les chantiers d’Euratlantique battent leur plein. Pourtant, en ce vendredi matin de début octobre où nous les avons rencontrés, Chakib, Najib, Mostefa, Mohamed et leurs collègues sont postés sur le trottoir, en tenue civile, et ils attendent.
Ouvriers marocains, embauchés par un groupe espagnol spécialisé dans les charpentes métalliques (Grupo Intermetal Invest basé à Alicante, en Espagne), ils ont travaillé ici depuis février pour certains. Deux jours avant, mercredi 10 octobre, leur employeur leur a signifié la fin du chantier, « alors qu’il reste encore du travail » selon les ouvriers. Pancartes en carton accrochées autour du cou, ils attendent que Grupo Intermetal daignent les payer du dernier mois et demi de salaire qu’il leur doit, et qu’ils n’ont toujours pas perçu.
« Esta : nosotros. Esta : nosotros… » répète l’un d’eux en pointant du doigt les immeubles.
Chantage sur les heures supplémentaires
Ce sont eux qui ont posé les façades brillantes, de verre et d’acier, d’un ensemble d’immeuble destiné à devenir un « quartier d’affaires ». Dénommé « Quai 8.2 », le projet a poussé sur l’ « îlot Armagnac », entre la rue d’Armagnac et les voies ferrées. Il est mené par les entreprises ANF et Vinci qui en ont confié la réalisation à GTM Bâtiment Aquitaine, filiale de Vinci. En haut des tours, on peut déjà lire les noms d’Orange, Allianz, B&B Hotels ou Golden Tulip Hotel.
« Nous étions plus de 20 à travailler ici » explique Chakib El Karchahi dans un espagnol où pointent quelques mots de français et d’arabe. « Nous travaillions 10 heures par jour, du lundi au samedi, sans être payés en cas d’accident ou quand nous étions malades. Notre chef d’équipe nous maltraitait et nous insultait à longueur de journée. Il nous disait aussi qu’en cas de visite des services sociaux, il ne fallait pas dire qu’on faisait des heures supplémentaires et qu’on travaillait le samedi. »
Le samedi matin, Grupo Intermetal ayant cessé de payer les hébergements de ses ouvriers, ils se retrouvent mis à la porte des campings et hôtels où ils logeaient. GTM Bâtiment Aquitaine décide alors de prendre à sa charge l’hébergement, et met la pression sur Grupo Intermetal Invest pour que les ouvriers soient payés.
Médias et inspection du travail étant avertis, le mardi suivant, GTM leur offre le rapatriement en Espagne, et les ouvriers reçoivent effectivement leur paie, rapporte Arnaud Lafitte, conseiller juridique de la CGT qui a suivi leur situation. Mais sans les heures supplémentaires :
« En Espagne, c’est une pratique répandue que les heures supplémentaires ne soient pas déclarées, et versées de la main à la main. Ils ont accepté de partir sans les toucher parce que, officieusement, on leur aurait fait comprendre que s’ils voulaient revenir bosser en France, il fallait faire une croix la-dessus » explique-t-il.
Malgré nos nombreuses relances, GTM n’a pas répondu à nos questions. Quand à Grupo Intermetal Invest, son service communication a refusé de s’expliquer.
Travail détaché
Interrogé par Sud Ouest suite à cette affaire, Stéphan de Faÿ, directeur général de Bordeaux-Euratlantique, annonçait début octobre vouloir « mettre en place un protocole pour réduire au maximum la sous-traitance en cascade ». Mais derrière ce genre d’affaires particulièrement choquantes, qu’en est-il du travail détaché et de l’emploi de main d’œuvre étrangère à bas coûts sur les chantiers de la métropole ?
Le travail détaché est une procédure très encadrée : toute entreprise qui vient travailler dans un pays différent de son pays d’origine, au sein de l’Union européenne, doit effectuer une déclaration de « prestation de service internationale » (ou PSI). En 2017, 10 450 PSI ont été déclarées en Nouvelle-Aquitaine, concernant 29 900 salariés étrangers « détachés » par leur entreprise sur le territoire français (selon l’Insee), dont 10 000 environ en Gironde. 31% proviennent d’Espagne, 24% du Portugal, et les salariés travaillent surtout dans le bâtiment (25%) et l’industrie (25%).
Dans ces situations, la loi est claire : l’employeur étranger doit traiter ses salariés selon le droit français pour ce qui est de la durée du travail, des jours de repos et congés, du salaire minimum et des heures supplémentaires (le seul « avantage » étant le montant des cotisations sociales, qui restent lié au pays d’origine, et donc souvent bien moins important qu’en France). Les ouvriers marocains de Grupo Intermetal Invest ont eux été payés sur la base du SMIC espagnol, soit 743€ par mois !
7 jours sur 7
« Ils m’ont fait comprendre que 743€ c’est bien supérieur à ce qu’ils pourraient toucher au Maroc » rapporte Arnaud Lafitte. Il n’est pas rare en effet que des ouvriers étrangers acceptent certaines conditions de travail qui feraient fuir les personnes habituées au droit du travail français.
« Il y a des travailleurs qui, quand ils viennent ici, veulent bosser 7 jours sur 7, sous la pluie, avec des heures supplémentaires payées à moitié, des coûts d’hébergement à leur charge, etc. » raconte Samuel (*prénom modifié à sa demande), un inspecteur du travail et syndicaliste CGT de Nouvelle-Aquitaine. « Il faut voir les conditions qu’ils ont chez eux, alors quand ils arrivent ici ça les fait rigoler. »
Le contrôle du travail détaché et la lutte contre les fraudes qui y sont liées est une priorité des services de l’inspection du travail, en Gironde comme dans le reste du pays. « On le fait dans l’idée de réguler le marché, d’éviter la concurrence déloyale » explique Samuel. En Gironde, environ une centaine de contrôles par an débouchent sur la mise en cause d’une entreprise étrangère, et parfois aussi de son donneur d’ordre français, censé lui aussi s’assurer du respect de la réglementation.
Le côté illégal
Mais d’après Paul*, un autre syndicaliste de l’inspection du travail, cette procédure s’arrête trop souvent à un contrôle de façade, alors que la fraude se complexifie :
« Les PSI font beaucoup parler, la réglementation devient plus strict et met davantage en cause les donneurs d’ordre. Mais on voit des entreprises qui contournent cela en demandant aux sous-traitants de créer des entreprises en France : elles ont un SIRET, des contrats de travail français, mais les salariés ne sont pas payés la totalité de leurs heures, travaillent gratuitement le samedi, ou ce genre de choses. Quand ce sont des gens précaires, loin de chez eux, ils se retrouvent à accepter ce genre de pratiques. »
Du côté des entreprises du bâtiment, on condamne fermement les pratiques frauduleuses. Marie-Ange Gay-Ramos est présidente de la Fédération départementale du bâtiment, qui a signé en début avec la Métropole une « charte du bien construire« , un texte qui énonce des « bonnes pratiques ».
« La Fédération n’est pas contre le travail détaché, sous réserve qu’il soit fait légalement, affirme-t-elle. Des entreprises y ont recours non parce que ce serait moins cher (en comptant le déplacement, cela coûte à peu près le même prix), mais lorsqu’ils veulent faire appel à une compétence spécifique, et parce qu’il est difficile de recruter en France. En revanche, il y a toujours un risque pour les entreprises qui utilisent du travail détaché : celui de passer de l’autre côté, dans l’illégal, en faisant travailler le week-end, 50 voire 60 heures par semaine. »
L’arbre qui cache la forêt
Contre ces pratiques illégales, Marie-Ange Gay-Ramos salue la mise en place de la carte d’identification professionnelle des ouvriers du BTP, désormais obligatoire, qui permet de faciliter les contrôles. « Ensuite, localement, je passe des messages aux donneurs d’ordre publics et bailleurs sociaux, qu’ils fassent attention à la sous-traitance en cascade. Nous nous portons partie civile dès qu’une situation de fraude est portée devant les tribunaux » poursuit la présidente.
Quant aux racines de cette forme de délinquance en col blanc ? « Il s’agit d’une forme de délocalisation sur place » estime Samuel, en renvoyant au rapport du sénateur Eric Bocquet sur le sujet en 2013.
« Le textile est parti en Asie, mais le champ de vigne ou de melons, le chantier de construction, on ne peut pas les déplacer. Donc on fait venir les travailleurs, qui acceptent des conditions moins bonnes. Parfois, sous couvert de prestation de service, on se borne à louer de la main d’œuvre, ce qui est interdit depuis l’abolition de l’esclavage en 1848 » selon le syndicaliste.
La seule solution pour s’assurer du respect de la loi serait de multiplier le nombre de contrôleurs. « Vu le nombre de chantiers qu’il y a sur Bordeaux, forcément qu’il y en a qui passent sous le radar » témoigne Paul. Il reconnaît que « trois salariés pas payés, en grève, c’est l’arbre qui cache la forêt de milliers de travailleurs tirés vers le bas ».
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