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Les « petites mains » méprisées du couloir bordelais de la pauvreté

Pendant 4 ans, la journaliste Ixchel Delaporte a enquêté sur le « couloir de la pauvreté » en Gironde. Elle a rencontré des travailleurs locaux et étrangers, des femmes seules, des saisonniers d’ici et d’ailleurs qui témoignent de leurs conditions de vie. Dans le livre Les raisins de la misère (éditions Rouergue), elle explore la face cachée du vignoble bordelais, un travail touchant autant que précis et appuyé. Entretien.

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Les « petites mains » méprisées du couloir bordelais de la pauvreté

Rue89 Bordeaux : En général, quand les médias s’intéressent au bordelais, c’est pour parler des bons vins, ou alors des pesticides. Comment en êtes-vous venue à enquêter sur la pauvreté dans cette région ?

Ixchel Delaporte : C’était en 2014, je travaillais sur la pauvreté. Je suis tombée sur la note 194 de l’INSEE, publiée en 2011. Elle était assez impressionnante car elle détectait le fameux « couloir de la pauvreté » dont je parle dans le livre. C’était assez surprenant de voir ce liseré qui entourait une zone assez précise : elle part du Nord Médoc, passe par la Haute-Gironde, Blaye, contourne l’agglomération de Bordeaux et redescend ensuite du coté de Libourne, embrasse l’Entre-deux-Mers, Saint-Emilion, Sauternes, jusqu’à se refermer du côté de Marmande et Villeneuve-sur-Lot. Une cartographie de la pauvreté extrêmement bien délimitée, je n’avais jamais vu ça nulle part. Je suis partie à la rencontre des gens pour comprendre d’où venait cette pauvreté.

Comment avez-vous travaillé ensuite ?

La première fois que je suis partie, c’était purement dans l’optique d’un reportage sur le couloir de la pauvreté (remarqué à l’époque par Rue89 Bordeaux, et consultable ici). Le sujet est resté dans mon esprit. Cela m’avait surprise sur place de voir la beauté des territoires, certains lieux très charmants et touristiques, des vignes très belles, des châteaux viticoles… Après coup, en rentrant, j’ai commencé à regarder la carte des appellations d’origine contrôlée, les zones considérées comme importantes au niveau viticole. Petit à petit j’ai commencé à faire le lien entre ces deux cartes, celle de la pauvreté et celle des vins et des grands crus. Et j’ai compris qu’il y avait un lien clair et net.

Vous ne pensiez pas travailler sur le vignoble bordelais ?

On me demande souvent si j’ai voulu participer au « Bordeaux bashing ». Le problème c’est que je ne connaissais pas le bordelais. Je ne suis pas amatrice de vin, je ne connaissais pas cette région, pour moi c’était une campagne comme une autre. Mais à chaque fois que je croisais des gens, ils avaient un lien avec la vigne. Ils ramenaient toujours leurs récits à elle, au fait que c’était un travail difficile, subi. Beaucoup de jeunes me disaient : « Je sais qu’il y a la vigne, mais je ne veux pas y aller parce que mon père est malade, ma mère a le dos cassé, ma tante a un cancer… ». À chaque fois quelque chose de très négatif.

Mais je ne fais pas de Bordeaux le mauvais exemple du traitement des saisonniers. Ça, c’est vrai partout. Ce qui m’intéressait c’est ce très grand contraste entre la façade et la réalité sociale. De ce point de vue là, il n’y a pas grand chose qui puisse ressembler au bordelais ailleurs en France.

Comment décrire cette misère, omniprésente dans le « couloir de la pauvreté » ?

Elle est multiple. On a affaire à beaucoup de familles monoparentales, de mamans seules qui se retrouvent en grande difficulté. Leur grand problème c’est l’impossibilité de travailler, car il faut faire garder les enfants. Elles commencent à travailler dans la vendange ou les petites façons (les travaux viticoles de base). Évidemment ce sont des horaires très contraignants et saisonniers. Donc elles se retrouvent (et ce n’est pas propre à ce territoire) à mettre l’ensemble de leur salaire dans la garde des enfants. Au bout d’un moment, ce système ne fonctionne pas, donc elles arrêtent de travailler et se retrouvent au RSA, quelques centaines d’euros par mois, ce qui ne permet pas de vivre.

Par ailleurs, les loyers de l’agglomération bordelaise augmentant, les familles avec enfants les moins bien payées partent dans ces petites villes aux alentours, en espérant trouver des loyers abordables. Certains ont des boulots corrects, ils achètent une maison à Lesparre-Médoc, et puis au bout de quelques années l’un des deux perd son boulot, ils ne peuvent plus payer la maison, ni la chauffer… Ce sont des classes moyennes qui dégringolent dans l’échelle sociale et se retrouvent dans des situations de pauvreté même s’ils sont propriétaires.

Au bout de quelques années, ils ne peuvent plus retourner à Bordeaux pour travailler car en voiture c’est trop compliqué, que les transports en commun ne sont pas assez développés, les horaires des trains pas fiables, que tout ça coûte cher.

« L’hyper-flexibilité, qui peut l’accepter ? »

Beaucoup d’étrangers viennent travailler dans les vignes.

Ils incarnent un autre type de pauvreté. Je les ai retrouvés dans toutes les villes. Il y a ceux qui viennent avec leur famille, surtout des Marocains qui étaient venus en Espagne et sont remonté suite à la crise. Ces familles là sont en situation de très grande précarité, parfois sans papiers, en très grande angoisse, la peur de se faire renvoyer au Maroc où ils n’ont souvent plus d’attache. Ils sont dans la pire situation : ils ne touchent aucune aide, paient des loyers très chers dans des taudis insalubres loués par des marchands de sommeil. La femme garde les enfants et le mari se tue à la tache toute la journée à travailler pour des prestataires de services. Ce sont les derniers maillons de la chaîne.

On rencontre aussi beaucoup de jeunes espagnols, italiens et portugais. Venus travailler en camion, ils ont un mode vie alternatif, et tiennent à leur liberté et leur indépendance. Mais ils sont soumis aux mêmes problèmes quand ils sont embauchés : énormément de travail, des accidents du travail, etc. En revanche, eux ont la chance d’être européens : ils sont comptabilisés par la MSA et sont couverts en cas d’accident.

Le problème, c’est qu’on les chasse de partout dès qu’ils s’installent. Ils se retrouvent à devoir se cacher sur un parking de grande surface, sur les bords de fleuve, à camper aux abords de déchetteries. C’est-à-dire les coins les plus sales, sans point d’eau. Les situations de pauvreté viennent s’additionner et grossir ce couloir de la pauvreté.

Qu’est-ce qui fait que des gens acceptent encore de travailler dans la vigne, malgré ces conditions ? Ils y sont contraints ?

Absolument. Mais c’est de moins en moins le cas, car certains disent clairement préférer toucher le RSA que d’aller se tuer à la tache. C’est la qu’on voit les prestataires de services et châteaux se plaindre de ne pas recruter suffisamment de monde. Ils ne se rendent pas compte que ce qu’ils proposent est largement sous-payé. Et surtout, ils proposent des temps de travail très faibles : 3 jours par-ci par-là, au moment où ça les arrange, exigeant une hyper-flexibilité. Qui peut l’accepter ? Ceux qui sont pieds et poings liés : les travailleurs détachés, portugais, polonais, latinos-américains, sahraouis, marocains…

La seule marge de manœuvre pour les gens qui sont sur place, c’est se dire : « Je vais être pauvre, mais sans me faire mal », et se mettre en retrait, toucher le RSA, en faisant quelques jours de vigne de temps en temps. Ils ne touchent pratiquement rien et aimeraient bien travailler, mais les petits boulots de femme de ménage ou dans les entreprises de mise en bouteille ne rapportent guère.

Je pense que si un château proposait des emplois corrects, bien payés, à l’année, en CDI, cela changerait beaucoup. Dans une étude sur le travail saisonnier dans le Médoc, il a été recensé 14 500 saisonniers en CDD contre 5000 en CDI. Et c’est en baisse car ceux qui partent à la retraite ne sont pas remplacés, on passe à la sous-traitance.

Vendanges au Domaine du Cassard (Blaye Côte de Bourg/flickr/CC)

Un monde parallèle

Vous décrivez une opposition extrême entre la richesse et la pauvreté, le luxe et la misère. Mais ces deux mondes cohabitent. Comment est-ce possible ? Qu’est-ce qui fait que le décor pour touristes ne s’effondre pas ?

Cette pauvreté n’était pas très visible. On me dit : « Votre livre est le seul qui parle de la saisonnalité dans la vigne ». Je me suis aperçue en travaillant dessus que c’est un sujet très délicat. Les gens n’osent pas critiquer tellement c’est un débouché économique majeur. Y compris chez les élus : ils n’osent pas mettre en évidence cette pauvreté car la vigne est un tel pourvoyeur d’emploi qu’on préfère faire profil bas et se dire « c’est déjà ça ».

Parfois il y a des petites retombées en terme de mécénat, alors il vaut mieux en rester là que de critiquer un système qui serait inégalitaire, injuste et peut-être même féodal comme me l’ont dit beaucoup de gens. Comme me l’a dit quelqu’un de la MSA, le rapport de force est totalement inégalitaire, voire n’existe pas en réalité.

On sait qui tire les ficelles économiques, qui aura le dernier mot, qui est soutenu au plus haut niveau de l’État. Beaucoup de présidents étaient proches des Rothschild [famille possédant une banque et plusieurs châteaux dans le bordelais] : Pompidou a travaillé chez Rothschild, Macron également. On ne touche pas aux intérêts du vin en France, donc on ne touche pas à la pauvreté des gens qui vivent dans ce territoire. On préfère, comme le font très bien Jean-Michel Cazes, ou Mimi Thorisson dans son village superbe de St-Yzans-de-Médoc, raconter une belle histoire et faire vivre un mythe, pour le business. Et Bernard Arnault peut inviter des gens à signer de très gros contrats au château d’Yquem. Ce ne sont pas eux qui vont venir nous expliquer qu’il y a de la pauvreté, où ils se tirent une balle dans le pied.

D’ailleurs, je ne suis pas sure que ces gens-là eux-mêmes soient conscients de la pauvreté. Ils sont dans un monde à part, un monde parallèle. Beaucoup font la navette entre les châteaux, Bordeaux et Paris, et je pense qu’ils ne se posent même pas la question.

Le château d’Yquem (Graeme Churchard/Flickr/CC)

Quelles sont les origines de cette situation ? D’où viennent ces inégalités ?

Le couloir de la pauvreté est un territoire où, dès le XVIIe siècle, les élites et les propriétaires ont capté les terres et se sont agrandis. À mesure qu’ils s’enrichissaient, autour d’eux les autres s’appauvrissaient : ceux qui pouvaient vivre de leur potager, les petits paysans qui ne cultivaient pas que de la vigne. Aujourd’hui il n’y a plus que de la monoculture : ce territoire là n’a été fabriqué que pour le business de la vigne.

Je fais une exception pour Pauillac où il y avait la Shell, qui était un excellent pourvoyeur d’emploi, avec des ouvriers, des sous-traitants, les bateaux… Mais la Shell était très mal perçue par les grands châtelains, qui ont tout fait pour la faire fermer. Après cela, ça a été la fin de la ville de Pauillac : tous les emplois liés ont disparus, des familles entières se sont retrouvées au chômage. Aujourd’hui le territoire est sous-doté, sous-développé, des services publics ferment, et ça ne va pas s’arranger.

C’est d’autant plus choquant quand on voit l’argent qui est généré : la France est le 3e exportateur de vin au monde, l’économie du vin représente un chiffre d’affaire de 9 milliards d’euros en 2017 dans le pays. Quand on prend les dix plus importantes fortunes de France dans le classement de Challenge, il y en a sept qui ont un ou plusieurs châteaux dans le bordelais. Pierre Castel est l’exemple type de quelqu’un qui a bâti sa fortune d’abord sur le mauvais vin, puis sur le vin de marque.

Déférence

Que recouvre ce « système féodal » que vous dénoncez ?

Je cite l’historienne Stéphanie Lachaud qui explique parfaitement bien la fabrication du territoire et l’histoire de ces inégalités. Les personnes qui travaillaient pour les châteaux, les journaliers, faisaient comme les tziganes aujourd’hui : ils allaient louer leur force de travail à la journée d’un château à l’autre. C’était des forçats de la vigne, entre le XVIe et le XVIIIe siècles.

Le marché du vin et l’exportation ont explosé au moment de la traite négrière : le vin est devenu une monnaie d’échange très importante puisqu’il pouvait se conserver très longtemps dans les bateaux. C’était très pratique d’échanger des esclaves contre du vin.

Hélas aujourd’hui dans certains châteaux, ça n’a pas beaucoup changé. Y compris dans les mentalités, dans la manière dont on considère les petites gens qui travaillent dans la vigne. Alors que sans ces petites mains, il n’y a pas de vin.

Par ailleurs, contrairement à d’autres régions viticoles, il a existé un paternalisme avec les châtelains les plus importants du bordelais au XIXe siècle. Cela a permis de construire des écoles, par exemple, mais ça a aussi complètement empêché les coopératives et les syndicats, de se former. Les gens se disaient : « Le châtelain est sympa, il donne des repas à la fin des vendanges, donne du vin pas trop cher, on arrive à joindre les deux bouts ».

Parfois des petits logements vétustes étaient construits, attenants aux propriétés, et certains ouvriers étaient logés et nourris à la place du salaire. Les patrons étaient regardés avec du respect, et on ne mort pas la main qui nous nourrit. Le système s’est développé sans qu’il y ait jamais de contestation sociale.

Cela se ressent aujourd’hui quand on voit la position des syndicats : c’est très faible, ils sont peu nombreux, ce n’est pas dans la culture du bordelais d’avoir des syndicats forts pour se défendre. On sent encore une déférence, c’est très difficile de contester quoi que ce soit. Comme c’est un microcosme, il faut pouvoir aller d’un château à l’autre sans avoir l’étiquette de celui qui va poser des problèmes. Les gens que j’ai interrogés voulaient l’anonymat, parce que si je commençais à citer des noms, c’était fini pour eux.

Vous citez le travail important de lanceurs et lanceuses d’alerte (Marie-Lys Bibeyran, Valérie Murat, Pascale Mothes, Jean-Pierre Manceau). Mais ils sont effectivement bien seuls aujourd’hui dans leurs combats. Qu’est-ce qui pourrait faire changer les choses ?

C’est une question très difficile, moi je n’ai pas de solution. Ce que je vois c’est que ces personnes-là, notamment Marie-Lys, commencent à faire le lien dans leur discours entre les pesticides et les travailleurs. Je crois que le rapport du Pays Médoc sur le travail saisonnier est un premier pas très important. On n’est pas dans une attaque hystérique contre les châteaux, on essaie de dresser un état des lieux, de comprendre pourquoi il y a autant de pauvreté, pourquoi les gens se retrouvent à fouiller dans les poubelles à Pauillac le soir pendant les vendanges, pourquoi on retrouve des tentes à côté de la déchetterie, pourquoi la mairie ferme les robinets d’eau, pourquoi il y a des marchands de sommeil…

« La pauvreté c’est le silence »

Ce sont des questions qu’on ne peut plus ignorer. Maintenant il faut qu’il y ait d’autres rapports dans les autres zones de ce couloir. Le maire de Saint-Émilion a parfaitement conscience des problèmes qui se posent, son frère est à la tête d’un des plus grands prestataires de service. Il est question de construire une maison des saisonniers à Libourne, mais cela demande beaucoup d’argent.

Et il y a autre chose : depuis que j’ai sorti ce livre, des personnes qui travaillent dans le milieu du vin, des influenceurs venus d’autres régions, se montrent préoccupés par les conditions de travail. Je vois aussi que les consommateurs s’intéressent de plus en plus à la provenance des produits. Le bordelais doit prendre acte – et ceux qui sont passés au bio le font par rapport aux pesticides. Changer ses pratiques peut être un bon calcul économique pour les châteaux.

Comment expliquez-vous que la presse locale parle si peu de ces sujets-là ?

D’abord il y aurait une nuance à faire sur la question des pesticides. Quand on voit Marie-Lys Bibeyran, Valérie Murat, des personnes qui décident de se bagarrer sur ce terrain, là les médias embrayent. Idem lorsqu’il y a des affaires comme Villeneuve-de-Blaye, ou des poursuites en justice.

Mais sur la pauvreté, comment quelqu’un qui est dans la précarité peut-il se révolter et dénoncer sa situation ? La pauvreté c’est le silence. Quelques journaux locaux avaient relayé la note de l’INSEE. Mais on s’arrête là, on ne va pas voir plus loin, essayer de comprendre ce qui se passe. Il fallait quelqu’un d’extérieur à la région pour pouvoir faire des liens sans se sentir pris entre deux feux.

Depuis la parution du livre, j’ai beaucoup de témoignages de gens qui vivent dans le bordelais et pour qui c’est une espèce de libération. Enfin on met des mots sur des choses que tout le monde constate. Des chiffres aussi, car ce que j’écris est toujours documenté. Les gens que j’ai rencontrés sont contents car pour eux c’est une manière d’exister malgré tout. Mais ils n’ont pas vraiment conscience de cet écart d’échelle financière entre ce qui se génère en milliards d’euros d’un côté, et ce qu’ils vivent de l’autre. La conscience du rapport de classe n’est pas forcément au rendez-vous.

Les raisins de la misère. Une enquête sur la face cachée des châteaux bordelais, 208 pages, 18€, Éditions La Brune au Rouergue, octobre 2018.

 


#bordelais

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