Après une manifestation à Bordeaux « moins violente » samedi dernier que les week-end précédents, Alain Juppé s’est réjoui ce lundi que ses « appels au calme aient été en partie entendus », et a réitéré sa volonté de discuter avec les Gilets jaunes.
Après avoir reçu une délégation jeudi dernier à l’Athénée municipal, il mettra jeudi prochain à leur disposition le Hangar 14 pour une grande réunion, et compte bien s’impliquer dans le débat public annoncé par le gouvernement.
En bon gaulliste, il s’est également dit ouvert au principe du référendum d’initiative citoyenne (RIC) – l’élu écologiste Pierre Hurmic lui demandant alors de tester un référendum d’initiative local, dans la foulée du budget participatif.
Mais ce lundi le maire doit ferrailler sur ce sujet : pourquoi les Gilets jaunes ont ils été plus nombreux dans les rues de Bordeaux que dans celles de Paris, Marseille, Lyon ou Nantes ? A la question posée une première fois en conférence de presse préalable au conseil, Alain Juppé avance le bon score de Jean-Luc Mélenchon à Bordeaux, significatif d’une forte présence de l’ultra-gauche.
« Ville excluante » ?
Dès le début du conseil municipal, Michèle Delaunay le relance bille en tête :
« C’est une interrogation véritable, pas une parole d’opposante, se justifie l’élue socialiste. Mais Bordeaux paraît-être une ville excluante de par les prix du foncier et du stationnement. »
Alain Juppé dit alors sa « tristesse devant une petite opération de récupération politique », s’agaçant au passage contre les propos tenus au Point par Jean-Luc Gleyze. Selon le président du conseil départemental de la Gironde, « la métropole bordelaise est l’incarnation d’une société mondialisée qui fonctionne comme un rouleau compresseur sur ceux qui n’ont rien ».
« Entendre dire que l’on donne le spectacle d’une richesse insolente relève d’une méconnaissance absolue de la situation de notre métropole, s’énerve le maire. 14 à 15% de la population de Bordeaux vit en dessous du seuil de pauvreté, et elle concentre une grande partie de la misère départementale. Les SDF et les mineurs non accompagnés ne sont pas dans territoires ruraux. »
En outre, poursuit le maire, « la croissance démographique est plus rapide hors métropole, et les créations d’emplois significatives » (sur les 19000 postes créés l’an dernier en Gironde, 12000 l’ont été dans la métropole).
« De grâce, essayons de travailler ensemble plutôt que de définir Bordeaux comme une ville arrogante », supplie Alain Juppé, mettant en avant les coopérations nouées avec Libourne, Angoulême ou Marmande.
Colère jaune
Mais un peu plus tard, alors que le conseil débat du budget 2019, Matthieu Rouveyre repasse une couche (jaune) :
« Malgré cette actualité qui nous percute, il n’y a pas de changement fondamental dans ce budget. J’entends que pouvez pas le réformer en profondeur, mais il ne prend aucunement en considération la souffrance exprimée par les Gilets jaunes qui voudraient bien rester dans la ville mais pour lesquels cela devient de plus en plus difficile. »
Au cœur de l’attaque de l’élu socialiste, la hausse de la fiscalité directe (recettes en hausse de 2,7% pour les taxes foncière et d’habitation, avec seulement 9% des ménages exemptés) et indirecte (les recettes de stationnement bondissent de 9 à 15 millions d’euros). Mais aussi la part trop faible consacrée selon lui au logement (3% des dépenses), alors que Bordeaux reste en deçà des obligations de la loi SRU (25% de logements sociaux).
Les Gilets jaunes seraient selon Matthieu Rouveyre une conséquence de la « gentrification de Bordeaux, que son maire se refuserait à voir ». Alain Juppé rejette cet argument :
« Nous avons construit 3000 logements sociaux dans Bordeaux, c’est un effort considérable qui ne figure pas dans le budget de la ville car c’est une compétence métropolitaine. Mais la métropole construit 35% de logements sociaux dans ses opérations, et je vous invite à aller à Ginko pour voir que la mixité sociale fonctionne. »
Espaces subis
Toutefois pour le géographe Laurent Chalard, cité en séance par Matthieu Rouveyre, les Gilets jaunes sont issus des « espaces périurbains subis » : « populations de classe moyenne basse ou classe populaire (des employés, des ouvriers) qui pour avoir accès à la propriété d’une maison individuelle, ont été obligées de s’éloigner du cœur de la métropole bordelaise, vers des communes où le prix du foncier est beaucoup moins élevé », comme le Médoc ou le Cubzaguais. Mais qui doivent venir travailler tous les jours dans la métropole…
« L’attractivité bordelaise est une bonne nouvelle mais ses excès ont des effets pervers car certaines populations considèrent qu’elles ne bénéficient pas de ce boom. L’attractivité et le sentiment de relégation seraient les faces d’une même pièce. »
Vincent Feltesse en remet une dans la machine :
« Nous sommes devant une vague extrêmement puissantes, nous avons besoin de s’interroger les uns et les autres sur la signification de ce mouvement. »
L’ex président de la CUB renvoie à une autre lecture, d’un historien cette-fois, Pierre Vermeren, auteur d’une tribune récente dans le Figaro. La rénovation de Bordeaux, écrit-il, « les investissements considérables réalisés dans son aménagement, et les opérations de communication attenantes, y ont multiplié par trois le prix de l’immobilier, qui tutoie désormais les prix parisiens dans les quartiers les plus huppés ».
« L’euphorie bordelaise est très largement liée à cette poussée spéculative dont un des effets les plus durables et les plus massifs a été de chasser les classes populaires et les classes moyennes originelles de la ville-centre et, par effet d’auréole, des communes les plus proches, ou du moins des quartiers les plus en vue de celles-ci. (…) Elles s’installent de plus en plus loin, parfois aux limites du plus grand département de France. »
Bouchons et barrages
Or les emplois restent eux massivement dans la métropole :
« Avec près de 400 chantiers en 2018, l’agglomération bordelaise est un énorme bassin d’emplois d’ouvriers, d’artisans et de terrassiers du bâtiment. Le papy-boom et l’énorme Centre hospitalier universitaire qui en découle (le plus gros employeur de l’agglomération), alliés à l’expansion du tourisme, se traduisent par une explosion des emplois peu qualifiés dans la restauration, l’hôtellerie, la santé ou les services à la personne. »
Résultat, conclut l’historien :
« Chaque matin, Bordeaux est ralliée par des dizaines de milliers de véhicules (souvent au diesel), créant des embouteillages géants sur les routes principales et secondaires de Gironde. (…) Il n’y a donc rien de fortuit à ce que les barrages girondins de “gilets jaunes” (l’accessoire devenu obligatoire pour tout automobiliste et ouvrier) aient été parmi les plus nombreux de France. »
Vincent Feltesse insiste sur la nécessité de faire face au problème de la « soutenabilité écologique » et de la « soutenabilité sociale » pour « ne pas être rattrapés ». Et d’être attentif à une revendication forte pour davantage de démocratie locale et de participation. Les réformes institutionnelles sont au centre des préoccupations de nombreux Gilets jaunes, on le voit avec le RIC et dans une étude du Centre Emile Durkheim (Sciences Po Bordeaux) basée sur 166 questionnaires distribués sur les rond-points.
Alain Juppé ne l’ignore pas :
« Il y a peut-être une situation particulière en Gironde, des causes profondes, une réflexion à mener. J’y suis prêt. »
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