On aurait pu penser qu’après huit samedi passés à déambuler dans les rues de Bordeaux, une certaine routine allait s’installer dans le mouvement des Gilets jaunes. C’est l’inverse qui se passe. Les manifestants font même preuve de plaisir, celui de se retrouver de samedi en samedi.
Thierry, cuisinier de 54 ans, est venu de Parthenay (Deux-Sèvres) avec des amis :
« Nous on est dans la rencontre. On voulait aller à Bourges [où des figures du mouvement avaient appelé à se ressembler, NDLR] mais ça faisait trop loin. Venir ici, cela permet de rencontrer d’autres gens, de savoir pourquoi ils manifestent. On se rend compte qu’on est tous là pour la même chose : un mal-être. On nous prend pour des moins que rien qui ne savent ni lire ni écrire. Je pense à mes enfants, à la retraite, au climat. Tout ça se présente très très mal. »
Noémie, enseignante aux confins de la Gironde, de la Dordogne et du Lot-et-Garonne, arbore un drapeau occitan.
« J’ai entendu à la radio quelqu’un dire que le monde rural n’existait plus. Je suis tombée de haut ! On a bloqué un rond-point pendant un moi et demi, mais personne n’en a parlé alors on est obligé de venir ici. Quand on nie l’existence de quelque chose, c’est le début de la fin. C’est comme lorsqu’on a dépossédé mes parents, et toute la paysannerie, de leur langue, l’occitan : on a forcé les ruraux a adopter le mimétisme citadin. Ils en ont rêvé. Mais maintenant ils ne s’en sortent plus à cause de ça. Or normalement il y a un sentiment très fort de la collectivité dans les milieux ruraux : ils ne monétisent pas, c’est don contre don. »
« Ils nous maintiennent en esclavage »
Beaucoup d’autres manifestants viennent du Lot-et-Garonne, de Pineuilh, afin de se rassembler et « montrer qu’il y a du monde ». Voire même de plus loin (la Dordogne, le Pays Basque, Rodez), avec cette envie de participer à « quelque chose de grand ».
Nicole habite « le fond du bassin d’Arcachon », où « il ne se passe rien » d’après elle car « les gens sont trop riches ». Au chômage à 65 ans, elle doit attendre encore deux ans avant de prendre sa retraite qui, selon elle, ne devrait être que de 750 €.
« Je viens aussi pour mes cinq petites filles. Parce qu’on n’est plus en démocratie. Ils nous maintiennent en esclavage. À la campagne, on survit grâce à l’économie parallèle : le jardin, les recycleries, les vide-greniers. Si j’étais en ville je serais morte. »
Dans le cortège, on retrouve Maxime, un ouvrier agricole mimizannais venu se faire entendre à Bordeaux parce qu’ « on a bloqué un rond-point à Mimizan mais ça reste très calme ; on ne voit même pas les flics ».
Tout comme Sylvie, Médocaine habitante à Macau qui manifestait les samedi précédents à Lesparre :
« Sur les rond-points, il y avait plein de monde. Mais on n’est pas entendu. Dans la campagne on s’en fout de nous. Alors maintenant je viens ici. Et je reviendrai la semaine prochaine. »
Venue seule, elle appelle régulièrement sa famille qui s’inquiète :
« Moi je me sens en sécurité ici. Sauf avec les CRS, qui feraient mieux de rester chez eux. Les médias et le gouvernement sèment la panique. Mais l’ambiance est sympathique, on discute avec des gens qu’on ne connaissait pas, on voit qu’on est là pour la même chose. »
La théorie du rond-point
Il y en a aussi de Saint-André-de-Cubzac, Ambarès, Sainte-Eulalie, Bassens, Lormont, Mérignac… Eric et sa famille habitent Tresses. Ils viennent pour défendre leur pouvoir d’achat :
« On vient là tous les samedi. Le reste du temps, on ne vient pas à bordeaux – sauf pour le boulot. C’est trop cher » explique-t-il.
Enfin, les Bordelais sont aussi présents en nombre. Avec des profils légèrement différents, souvent plus militants à l’image du cortège mélangé formé en début de manifestation et où on retrouve des membres de la CGT, Solidaires, FO, CNT, NPA, PCF, France Insoumise, les ouvriers Ford-CGT et Philippe Poutou…
Pour Alexandra, le mouvement des Gilets jaunes est mieux organisé dans les campagnes. Isabelle, la cinquantaine, infirmière qui a fait Sciences Po Paris, avance une explication : « À Bordeaux il n’y a pas de rond-points, et donc pas de réseau qui se soient constitués ». Elle se réjouit en observant chez les gilets jaunes « une incroyable avancée de réflexion politique » :
« Au départ, il n’y avait que des revendications matérielles, et puis c’est devenu politique. Tout le monde met ses opinions politiques dans sa poche, les gens s’écoutent avec un grand respect. On prend conscience qu’on est capable de réfléchir et raisonner à partir du réel, alors que notre oligarchie elle est hors-sol et destructrice. Les gens sont usés, ils touchent le fond. Ils sont déterminés, ils savent que s’ils arrêtent, ce sera encore pire. »
Un parcours inédit et toujours plus long
Les gilets jaunes n’ont pas rechigné à la randonnée urbaine, ce samedi à Bordeaux. Partis de la place de la Bourse, ils ont contourné la place des Quinconces, remonté le cours Clémenceau puis d’Albret, traversé la place de la Victoire et poursuivi jusqu’à la place André-Meunier, se sont faufilés rue Camille Cauvageau pour rattraper la rue Sainte-Catherine via la place Maucaillou. Le tout dans une ambiance conviviale, notamment grâce à la présence d’une batucada.
Dès l’arrivée place de la Comédie, une première altercation avec les forces de police survient. Un homme est blessé à l’œil par un projectile et évacué par les pompiers. Puis les choses se calment et la foule occupe durant des dizaines de minutes la place. La batucada s’en donne de plus belle.
Vers 18h, les manifestants restant redescendent la rue Sainte-Catherine, direction cette fois la place Pey Berland. En face de l’Hôtel de ville, des altercations ont lieu avec les forces de l’ordre qui répondent par des jets d’eau. Des feux d’artifices pétaradent, on allume des feux à parti de poubelles et palettes, toujours sur fond de percussions de la batucada. Une enceinte sur roulettes diffuse des chansons militantes. À l’arrière, une agence bancaire est ouverte, « anti-banque » tagué à l’intérieur.
Puis rapidement, la police utilise de grosses quantités de gaz lacrymogène et charge pour faire reculer les manifestants. En bas du cours Pasteur, ce sont des salves de tir de flashball qui font reculer les manifestants en courant. Battant retraite vers le cours de la Marne, les derniers manifestants se dispersent vers 19h30.
Selon la préfecture, 41 personnes ont été interpellées.
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