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Injustices et inégalités sociales : les « passions tristes » selon François Dubet

Le sociologue vient de publier « Le temps des passions tristes » aux éditions Le Seuil. Professeur émérite à l’Université de Bordeaux, François Dubet analyse le sentiment d’injustice à la veille du mouvement des Gilets jaunes.

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Injustices et inégalités sociales : les « passions tristes » selon François Dubet

On sait l’œuvre de François Dubet, sociologue bordelais qui a beaucoup travaillé sur les problèmes lycéens et étudiants et qui, en 2006, a publié une somme importante intitulée Injustices, l’expérience des inégalités au travail. Il était tout indiqué qu’il se penche sur les problèmes qui se posent à notre société.

Il le fait dans un texte bref et incisif, écrit à la veille des mouvements des Gilets jaunes, qui nous donne des clés pour en comprendre le surgissement, pour en saisir les contradictions et en appréhender l’issue. Un texte qui n’est pas réservé aux spécialistes et dont la lecture est recommandée à tous les acteurs de ce grand remue-ménage.

Le triomphe de l’individualisme

Un certain nombre de changements d’importance ont eu lieu dans nos sociétés dont nous n’avons pas encore pris toute la mesure. Nous assistons à la fin de la société de classes. Jusqu’aux années 80, à peu près, nous pouvions aborder les injustices de notre organisation sociale avec l’idée que la solidarité de la classe ouvrière pouvait mettre un frein aux appétits de profits des classes dominantes ; que celles-ci, au nom de leurs intérêts bien compris, savaient jeter du lest lorsque cela devenait nécessaire.

Le marxisme apportait les concepts nécessaires pour penser les mécanismes du capitalisme et offrait le rêve d’une société enfin débarrassée de toutes les formes d’injustice.

La chute de l’URSS, la déconfiture des Partis Communistes, le matraquage idéologique des « penseurs » du libéralisme ont privé une partie de nos concitoyens des grands récits qui leur permettaient de lutter pour un avenir meilleur. On a assisté à un triomphe de l’individualisme, à l’émiettement des solidarités de classe, à l’oubli des raisons que l’on avait de s’unir pour lutter contre les injustices.

« Les inégalités multipliées et individualisées ne s’inscrivent dans aucun “grand récit” susceptible de leur donner sens, d’en désigner les causes et les responsables, d’esquisser des projets pour les combattre. »

Pourquoi lui et pas moi ?

Ces nouvelles inégalités dont nous pouvons faire l’expérience en tant que femme, en tant que jeune, en tant que migrant, en tant que travailleur précaire, en tant que vivant dans une mégapole ou dans une banlieue éloignée ou dans une campagne isolée, en tant que vieux, etc., suscitent bien des sentiments d’injustice mais sont difficilement intégrables dans un mouvement d’ensemble qui pourrait les fédérer dans une lutte pour une société véritablement nouvelle. D’où l’expérience d’une société bloquée où même les possibilités pourtant réduites de mobilité sociale qui existaient avant ne sont plus au rendez-vous.

Ce que les combats des décennies précédentes avaient réussi à obtenir ou à maintenir tant bien que mal ne produit plus aucun résultat : ainsi le développement de la scolarité, l’ouverture des universités à un plus grand nombre de jeunes n’ont pas eu d’effets réels sur les qualifications professionnelles.

« Multiples sans être homogènes, les inégalités s’individualisent, se déplacent des classes vers les individus, les mettent eu cause personnellement en se détachant des catégories collectives qui leur donnaient un sens partagé. Ces inégalités vécues comme des épreuves personnelles n’en sont que plus cruelles. »

Il y a une revendication de l’égalité qui fait vivre toute différence comme une discrimination parfaitement injuste – et cela au plus près de l’expérience quotidienne de chacun. Pourquoi lui et pas moi ? C’est là qu’apparaissent ces passions tristes que sont la jalousie, l’envie, la haine qui prennent le pas sur l’espérance d’une issue positive des combats.

Populisme

François Dubet (cc Matthieu Riegler)

Les populismes surfent sur ces ressentiments et se gardent bien de dire comment ils pourront mettre un  terme aux inégalités dont souffrent les gens – tant il est vrai qu’on trouvera toujours à se plaindre de n’être pas aussi beau, aussi riche, aussi bien logé, aussi bien vêtu… que le voisin d’à côté ou que l’image du consommateur comblé que nous donne à voir la télévision.

« Dès lors, à l’occasion de chaque fait divers, de chaque déclaration politique, de chaque expérience désagréable dans le métro, de chaque match de foot, chacun peut se laisser aller à la haine, au racisme, à la dénonciation, aux rumeurs, aux théories du complot. »

Internet, les si mal nommés réseaux sociaux sont des vecteurs de ces passions tristes et n’apportent aucune issue aux confrontations dont ils s’alimentent que la violence nue et bête.

« Que faire ? »

Et l’on s’indigne. A juste titre souvent.

« Toute la question est de savoir si les indignations se transforment en programmes d’action, en programmes politiques, en stratégies susceptibles d’agir sur les problèmes qui ont suscité l’indignation. »

Nous n’en prenons pas le chemin. Conclusion réaliste. Nous sommes en plein dans cette situation où aucune issue n’apparait. La question du « que faire ? » qui était celle de Kant, au plan moral ; celle de Lénine, au plan politique, reste cruellement d’actualité.

Pourtant j’aime que François Dubet ne termine pas son analyse sur ce terrible constat et que les derniers paragraphes de son livre rappelle que « les individus sont plus engagés et solidaires que ne le laissent croire les colères collectives ». Et qu’il en appelle à la gauche « n’étant pas aujourd’hui la meilleure banque de la colère, elle devrait être celle de la responsabilité et de l’espoir ».


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