Elle manifeste toute seule, son drapeau français à la main. Laurence a 58 ans, et pourtant elle participe à son premier cortège du 1er Mai. Gilet jaune depuis le début du mouvement, cette habitante d’Ambarès milite avec le groupe de Sainte-Eulalie, sur les ronds-points et dans les manifs.
« Le plus important c’est le pouvoir d’achat, mais moi je participe en solidarité avec les autres, car moi mon salaire me convient, et j’aime mon métier, souligne cette conductrice de poids-lourds chez un sous-traitant de la Poste. Je gagne 1500 euros par mois, je vis seule et je n’ai pas un gros loyer. »
Laurence indique en outre bénéficier de l’extension de la prime d’activité décidée par Emmanuel Macron, et touche ainsi 71 euros supplémentaires par mois – « Ma crainte, c’est que cela me conduise à devoir payer l’impôt sur le revenu, alors que je ne suis pour l’instant pas imposable », ajoute-t-elle.
Elle pourrait alors rentrer dans les clous des baisses d’impôts pour les ménages modestes annoncées par le président de la République. Mais ce ne sont pas ses dernières annonces à l’issue du Grand débat qui vont lui faire remiser son gilet :
« C’est sa démission que je veux. Il a lui-même dit qu’il ne changerait pas de politique, il cherche à endormir les gens. Il a aussi dit qu’il n’y aurait pas de retraite en dessous de 1000 euros par mois, ce qui pourrait me convenir car d’après le dernier décompte de mes trimestres, je ne gagnerais que 800 euros. Mais il fait tellement de promesses… »
« J’ai mangé de la précarité »
« Ca ne va pas se calmer avec les mesurettes annoncées », estime également Maxime, 27 ans. Nous le croisons non loin des troupes du NPA, alors que le cortège s’apprête à se scinder en deux, la tête menée par les syndicats se dirigeant vers la Victoire et la Bourse du travail, les anars et les Gilets jaunes continuant sur le cours Victor-Hugo vers les quais.
Maxime, non syndiqué, pas militant politique, ni Gilet jaune ni Stylo rouge, se réjouit cependant de la « politisation des gens ». Il manifeste « par solidarité, pour montrer qu’on reste mobilisés ».
« On a un jour férié, mais c’est le moment où tous ceux qui travaillent peuvent se réunir, alors autant manifester plutôt que d’aller à la plage », sourit le jeune Bordelais, venu défiler en short.
Enseignant en sciences économiques et sociales, Maxime voit son métier « comme une vocation, et même comme un devoir ». Sa situation personnelle s’est améliorée : après 4 années comme contractuel, il vient de réussir le capes et d’être titularisé.
« J’ai mangé de la précarité, ce serait bien que le statut de fonctionnaire ne soit pas démonté trop vite », rigole-t-il.
Reconnaissance
Mais il s’inquiète de la réforme des programmes d’économie au lycée, « très orientés vers une vision de l’économie exclusivement libérale, comme la politique du gouvernement ». Et surtout, trouve « dur » que les professeurs ne soient pas reconnus pour ce qu’ils font :
« On est sans cesse attaqués, et on se sent trahi par notre ministre. La réforme Blanquer est floue, faite à la va-vite, et sans que les enseignants aient été consultés. Sous couvert de pédagogie, on a l’impression d’un projet de nature économique. Et pour nos élèves d’origine les plus populaire, cela va rendre le système plus complexe avec le choix des options. La réforme ne s’intéresse pas non plus au lycée technique, ce qui est une forme de manque de reconnaissance des Gilets jaunes, dont beaucoup en sont issus. »
Sur un carré de pelouse à hauteur du pont de pierre, nous rencontrons Ahmed, doctorant en droit (et chargé de TD), 29 ans, et Julie, jardinière, 31 ans. S’ils ne portent pas le gilet jaune, ils ont déjà participé à plusieurs manifestations du samedi.
« C’est quelque chose d’assez nouveau de militer et de discuter avec des gens que je ne côtoie pas d’habitude, explique Julie. Je redécouvre ce que c’est que la politique, le débat et le conflit, et c’est galvanisant. J’ai la conviction forte qu’il faut un gros changement de société. »
« On est seuls »
Dissociant cet engagement de leur situation personnelle, les deux jeunes gens affirment aimer leur métier. Mais ils évoquent spontanément des « insatisfactions dans le contenu et les conditions » de leur travail.
« Le plus dur, ce qui me mine, ce sont les relations entre les gens, soupire Julie, qui travaille 6 mois par an comme saisonnière pour l’entretien des espaces verts d’une collectivité locale. La hiérarchie, qui n’a pas de compétence de terrain, est souvent méprisante avec les travailleurs. Et il y a assez peu de solidarité entre collègues, c’est un peu déprimant. »
Ahmed parle lui de conditions relationnelles et matérielles qui font que son métier n’est aujourd’hui « plus un plaisir » :
« On est seuls, pas du tout placés dans des projets collectifs et l’ambiance est d’autant plus individualiste que chacun se bat constamment pour le renouvellement de son contrat. »
Burn-out
Suivant sur des quais des groupes se dirigeant vers la gare, avant de bifurquer cours de la Marne en direction de la Victoire, nous abordons Jamil. Cet éducateur spécialisé de 32 ans travaille au centre départemental de l’enfance (CDEF) d’Eysines, au cœur d’une vive polémique sur les conditions d’accueil des jeunes placés.
« Cela fait partie des raisons pour lesquelles je suis là, lâche-t-il. Il se passe des choses incroyables au CDEF, tout le monde est en burn-out. Alors qu’il faudrait aux gamins une structure saine, stable, ils ont face à eux beaucoup de remplaçants ou d’intérimaires. »
Jamil est Gilet jaune et manifeste tous les samedi à Bordeaux. Il est même allé deux fois à Paris, et une fois à Toulouse. « Ca me libère », explique l’éducateur, qui réclame le retour de l’ISF, le référendum d’initiative citoyenne (RIC), et, plus généralement, « le droit pour le peuple d’avoir son mot à dire dans l’élaboration des lois ».
Et il a quelques faits de guerre : quatre gardes à vue, 5 jours d’interruption temporaire de travail suite à des coups de matraques de policiers – « Je ne les avais pourtant pas rien lancé dessus, ni frappé, ni insulté, explique-t-il. Je leur ai demandé un renseignement, ils m’ont répondu ”ferme ta gueule”, je leur ai répliqué de ne pas me parler comme ça. »
Mais ses balafres au visage n’ont rien à voir, poursuit-il :
« Elles ont toutes été faites par des jeunes du foyer, que l’on doit recadrer sans les frapper ni les plaquer. Nous avons besoin d’un suivi psychologue plus fort pour ces enfants. Nous, on est juste des gardes-chiourmes, sans les clés. C’est très dur psychologiquement, pourtant j’adore ce que je fais. C’est une vocation. Mon père était éducateur, et ma mère une prof de lettre qui n’a voulu travailler que dans des ZUP, auprès de ceux qui avaient le plus besoin d’elle. »
L’autre problème de Jamil, c’est la difficulté à joindre les deux bouts :
« Comme mes parents ont une toute petite pension, je leur donne 500 euros par mois pour payer la maison de retraite de ma grand-mère. Résultat, je dois encore vivre en colocation avec un pote, à Mérignac, faute de pouvoir louer mon propre appartement. »
Toutes celles et ceux avec lesquels nous avons échangé lors de ce premier mai ont ainsi une revendication commune dans leur travail comme dans leur engagement : une meilleure reconnaissance.
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