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Concours de nouvelles : « L’appel » de Léa Carayon

Arrivée à la 21e place du concours organisé par Rue89 Bordeaux sur le thème Bordeaux en 2050, « L’appel » de Léa Carayon est la sixième des dix nouvelles publiées ici. Les 13 premières ont fait l’objet d’une publication aux éditions Do.

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Concours de nouvelles : « L’appel » de Léa Carayon

Couché dans l’herbe sèche, Lucien dormait au soleil d’un air emprunté, le front plissé et le menton double. On pouvait voir de près sa peau tressaillir de délassement et ses poils roux se dresser lorsqu’une légère brise lui caressait l’échine. Une langueur chaleureuse traversait la place dépourvue de piétons et de véhicules, et rien ne semblait perturber cette ravissante créature qui soupirait dans le plus grand des silences. Malgré sa solitude, nul chagrin, nulle tristesse ne déformait son visage, comme on le voit souvent sur les traits des vies vides et retirées ; la jeunesse se propageait sans fausse note sur tout son corps. Les bâtiments nus et dorés auprès desquels Lucien dormait lui avaient causé plusieurs fois de terribles crises de bâillements, des rêveries, de la paresse voire de la mélancolie.

Lucien s’étirait maintenant de tout son long et se frottait le dos au sol dans de petits balancements. Il humait l’air avec soin dans un grognement de plaisir. Tout à coup, il fixa le ciel et se redressa pour trottiner vers la route. Il traversa les voies du tramway et le trottoir dallé, et se retrouva devant un large et haut escalier à deux escales que surplombait un bâtiment beigeâtre et géométrique. Sur la façade, en écriture bleue, on pouvait lire « Musique Danse Théâtre ». Il monta d’un pas distrait les marches et se retrouva devant une porte béante aux vitres légèrement fissurées que personne n’avait pris le temps de refermer ou de réparer. Lucien rôdait dans le vaste hall aux tons ternes, le regard inexpressif, et paraissait se satisfaire de ce vagabondage futile, marchant ici et là, évaluant le confort des banquettes oranges défraîchies.

Cette indifférente contemplation ne semblait pas troubler cet endroit froid et désolé, et Lucien continua son périple parmi les couloirs sombres et cliniques du bâtiment. De part et d’autres, des portes coulissantes blanches menaient à de petites pièces lugubres et sans fenêtres. Dans chacune d’elles se trouvait un piano et un petit tambourin – dépouilles plus qu’instruments – que Lucien observait ou plutôt voyait sans curiosité. Une salle particulièrement haute de plafond attira cependant son attention ; une pièce ronde, entourée de bancs circulaires, de la taille d’un petit auditorium. En son centre se trouvait un immense orgue, serti de longues griffes argentées, dont la vision soudaine causa à Lucien un léger sursaut, de la crainte, une anxiété certaine. Il fixait avec défiance, le regard en dessous et les épaules courbées, cette immense machine en poussant de petits râles. D’une manière tout à fait inopinée, l’orgue se mit à rugir bruyamment une multitude d’accords dissonants et denses, comme s’il désirait faire fuir son détracteur. Lucien détala en gémissant de toutes ses forces.

Souhaitant échapper à une menace imaginaire, ses pas le menèrent dans une ruelle sinueuse. Haletant, il entreprit de s’apaiser lorsqu’il entendit un signal sourd et faible qui lui fit instantanément dresser la tête et lancer des regards ambigus à l’horizon. Toutefois, il ne s’agissait ni du son froid et métallique de l’orgue, ni de l’alarme qui irradiait une fois par mois la ville de sa tonalité angoissante : il était grave, ininterrompu avec de légères inflexions. Le son était perdu dans le lointain, mais son écho et sa résonance s’amplifiaient parmi les immeubles nus et le silence environnant. A son écoute, Lucien feignait la crainte par réflexe mais le bruit qu’il entendait n’avait rien de menaçant ni de furieux : il s’agissait plutôt d’une mélodie rassurante, régulière, répétitive comme un battement de cœur. Lucien entendait-il le sien battre ? Il semblait du moins écouter son cœur et se mit à suivre d’une manière inexpliquée le bruit chaud et profond qui l’invitait à le rejoindre.

Il marchait sur les dalles tièdes vers la place des Quinconces en passant par les quais, inattentif aux choses qui l’entouraient, comme un citadin oublie qu’il vit dans un musée ouvert. Il se dirigeait vers le Grand Théâtre, apparemment persuadé que la musique provenait de là. Lucien, selon toute apparence, n’était pas un habitué du lieu : ses yeux couleur noisette s’assombrissaient à la vue des colonnes massives entourées de lierres. Il entra hésitant dans la salle ; un escalier, se fondant dans le décor majestueux de la pièce, se dressait devant lui. Il gravit les marches et se retrouva dans une pièce d’aspect circulaire où le rouge et l’or dominaient encore. La musique était comme calfeutrée, sans doute par l’épaisseur des murs de velours, mités à certains endroits. Des décors aux peintures ternes et des costumes froissés jonchaient le sol, dans un entracte éternel. Plus un son ne parvenait aux oreilles de Lucien – la musique ne venait décidément pas de là.

Sorti du théâtre, il prit la direction du cours de la rue de Piliers-de-tutelle puis celle du Pont-de-la-Mousque en quête des ruelles les plus obscures pour marcher. Lucien aimait frôler les murs de ces petites allées fraîches toujours imbibées, des murs au sol, de mousse végétale humide et de feuilles. Soudain, Lucien arrêta son trot net et raidit tous ses membres l’air défiant : de l’autre côté de la rue se trouvait un de ses semblables, petit et trapu, aux yeux globuleux. Pendant plusieurs secondes, les deux sujets se regardèrent sans bouger. Loin d’être impressionné, le petit être accourut vers Lucien, se frôla contre son épaule et se mit à tourner sur lui-même. Il l’incitait à jouer. L’alarme, qui vrombissait d’une façon monocorde, ressurgit puissamment. Lucien entendait un véritable concert de voix qui se mêlaient en un seul cri, un appel continu. Ils se regardèrent alors fixement avec bienveillance et avec amour. Lucien, ainsi, eut la certitude qu’il n’était pas seul. D’autres congénères l’appelaient et courraient vers cet appel d’une manière instinctive, guidés non pas pas leur désir mais par leurs gènes. S’il avait pu formuler sa pensée, sans doute aurait-il affirmé avec fierté : je suis un chien.

Lucien ne flânait plus, il courait à présent, tous les sens en alerte. Il se dirigea vers la rue du Cancera, arpenta toute la rue Saint-James et la rue Bergeret, puis galopa trop vite pour que l’on puisse lire le nom de toutes les rues dans lesquelles il s’aventurait. On entendait derrière lui le cliquetis des griffes contre le béton, et le son s’amplifiait au fur et à mesure de sa course – d’autres chiens se joignaient à lui, arrivant de toutes parts, les oreilles et les babines au vent. Proche du but, il était entouré de ses frères qui partageaient le même sang que lui, formant un seul bloc que le coeur réunissait.

La place du marché des Capucins était déjà pleine de chiens quand Lucien arriva haletant – des chiens solitaires, la truffe au sol, le trot inquiet propre à ceux qui sont égarés ou trop usés. Tous se dirigeaient vers le jardin des Remparts, et montaient l’étroit escalier de fer aux marches froides ornées de trous couronnés de petits picots. Sur les murs gris et sales de l’antichambre du parc, on voyait pendre au grillage un collier attaché à une laisse, que plusieurs mois d’abandon et de pluie avaient fait moisir.

L’ascension, cette fois-ci, fut la bonne, Lucien ne s’était pas trompé de concert. La meute l’appelait pour la réunification de sa race. Au milieu de l’allée du jardin, un grand husky à l’air grave, blanc et noir, se dressait au milieu de tous. Ses yeux transperçaient les âmes et les cœurs comme deux lumières incandescentes. Lucien se frayait un chemin vers le husky, inattentif aux couinements qui l’invitaient à attendre son tour. Face à lui, le husky le regardait de ses yeux bleus trop clairs, un peu dédaigneux. En signe de soumission, Lucien lui lécha délicatement la bouche et s’offrait à lui, dos au sol, le ventre exposé. Il lui confiait tout son corps dans un relâchement visible de tous ses nerfs. Après cette parade, il se rallia aux cris des autres chiens et offrit à son tour un divin spectacle : assis droit comme un sphinx, il étendit progressivement le cou au plus haut, créant ainsi un alignement parfait entre ses avant-bras, son poitrail et son long museau de fox terrier pointé vers le ciel.

Les minutes passaient et des centaines de chiens s’agglutinaient de part et d’autre du parc qui avait deux entrées, l’une du côté de la rue Marbotin et l’autre de la rue des Douves. Au bout d’une heure, chaque parcelle du parc était occupée, et tous tentèrent de se regrouper au plus près du husky. La mélodie était devenue un véritable chœur composée de ses barytons, de ses basses et de ses sopranos. Certains jeunes chiens donnaient aux autres de petits coups de museau et les chahutaient. La foule occupait maintenant la moitié de la place des Capucins et une partie de la rue du Hamel. Le comportement de chacun était similaire et immuable : après s’être assis, ils humaient les autres par habitude, et levaient la tête en hurlant à la mort, la bouche entr’ouverte en forme de V. Le hurlement de la meute s’entendait probablement à des kilomètres.

Sur un ordre tacite du husky, le silence se fit soudain parmi le cortège, après un hurlement haut perché, presque strident. Tous les chiens étaient immobiles dans le silence pesant ; pas une âme humaine ne passait dans la ville.

Lucien, moi qui t’ai créé, moi qui vis aujourd’hui et toi demain, j’espère que je te laisse en bonne compagnie. Être fort et chétif, as-tu continué ta route solitaire ou as-tu définitivement rejoins la meute ? Toi qui as fui tous mes semblables, me pardonneras-tu la misère dans laquelle je t’ai plongé ? Vous qui avez envahi la ville, quel est votre dessein ? Lucien, tu n’as aimé qu’une seule musique, celle qui t’appelait.


##BM2050

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