« C’est une bonne nouvelle mais, pour nous, c’est très compliqué » annonce Catherine Marnas, directrice de l’école, à la conférence de presse pour la nouvelle saison du TnBA. « C’est délirant » confie de son côté Franck Manzoni, directeur pédagogique. L’école supérieure de théâtre de Bordeaux Aquitaine a dû sélectionner, pour sa cinquième promotion, 14 élèves sur… 720 candidats ! Soit 7 fois plus que la première année, en 2007 (107 candidats).
« On choisit, mais bien sûr, on peut se tromper dans nos choix, avoue la directrice. C’est une hantise ! Sur l’ensemble, il y en a beaucoup qui méritent de faire du théâtre, mais on est contraint d’en prendre 14 seulement. »
Cependant le cahier des charges ne s’arrête pas là, le jury est dans l’obligation de choisir 7 filles et 7 garçons.
« Le concours est deux fois plus dur pour les filles, ajoute Catherine Marnas. Elles sont plus de deux tiers à se présenter. Certes, les quotas c’est humiliant, mais si on ne fait rien, les égalités du genre au théâtre, ça ne bougera pas. »
En attendant, au boulot ! Pour former cette promotion, l’Estba est une des rares écoles (trois en France) à prévoir un seul cursus de trois ans. Les 14 heureux élus vont se côtoyer tout ce temps dans le but de former la crème du théâtre de demain. Cette formule est pour beaucoup dans le succès de l’école qui « arrive au même taux que le conservatoire national supérieur de Paris » selon Franck Manzoni.
Un métier qui fait rêver
Joli parcours pour cette formation créée en 2007 par Dominique Pitoiset. L’ancien directeur du TnBA, qui ironise d’abord sur les chiffres dans « une société de nombres où il faut que chacun trouve sa place », ne cache pas sa joie d’y voir son école à une bonne place. Pragmatique, il reconnaît que « de toute façon si l’école avait mauvaise réputation, il n’y aurait pas 700 candidats ; c’est la preuve d’un réel succès ».
« C’est un peu le lot des écoles nationales actuellement, relativise-t-il. Il y a pas mal de jeunes qui cherchent à entrer dans des cursus professionnalisants. C’est en tout cas ce que me disent les différentes directions d’écoles. Je ne sais pas à quel phénomène c’est dû, puisque le statut d’intermittents n’est pas très enviable. Mais je crois que ce sont des métiers qui font toujours rêver. »
A l’Estba, le métier ne fait pas seulement rêver. Au bout de leur diplôme, les élèves sont accompagnés dans leurs parcours professionnels. Financé par la Région Nouvelle-Aquitaine, un fonds d’insertion permet de les accompagner jusqu’à trois ans après leur sortie de l’école afin de les aider à trouver un emploi. Il peut être sollicité par les compagnies ou structures de production qui emploient les comédiens diplômés.
De cette manière, selon Catherine Marnas, « aucun des diplômés de l’Estba de deux promotions [qu’elle a] connues, n’a quitté le monde du théâtre ».
Passer en force
La dernière créée de la douzaine d’école d’enseignements supérieurs de théâtre en France, bénéficie d’un avantage encore : celui d’être installée dans un théâtre.
« Il n’y a rien de mieux que l’esprit du théâtre dans un théâtre », explique Dominique Pitoiset.
Et pourtant, les choses n’avaient pas été aussi simples à mettre en place. Selon le fondateur, il a fallu « passer en force », même si le maire de l’époque, Alain Juppé, « avait montré son adhésion au projet ».
« Dans ses services, il y en a qui auraient bien aimé que l’école puisse rejoindre un pôle d’enseignement supérieur culture au sein d’un établissement public. Mais nous avons réussi à maintenir l’école dans le théâtre, ce qui est une grande qualité pour ses formations, les élèves sont en contact avec les artistes de passage, en résidence ou en création. »
Celui qui fut le directeur du TnBA de janvier 2004 à décembre 2013 ajoute :
« Il a fallu arracher un peu du conservatoire, faire un peu violence au Tnba lui-même puisque certains salariés se sont retrouvés en situation de voir leur fiche de poste amendée afin de permettre à l’école d’être intégrée au dispositif général, et il a fallu convaincre le ministère de labelliser cette école une fois dans les murs. »
Zéro égo
A Bordeaux, l’école allait être la seule sous « la ligne Rennes-Montpellier. Au sud de cette ligne, tout le grand Sud Ouest était dépourvu de formation professionnel d’acteurs ». La labellisation « allait de soi vu le manque de répartition équitable des écoles sur le territoire, précise Dominique Pitoiset. Ça s’est joué entre Toulouse et Bordeaux et Bordeaux est allé un peu plus vite ».
« Cette école a un rôle d’irrigation très très fort sur le territoire, précise Catherine Marnas. Les élèves viennent de toute la France et beaucoup s’installent dans la région. La plupart créent des compagnies ensemble, mais ils sont aussi sur le terrain, sur tout le territoire, et aussi des liens avec d’autres metteurs en scène. Ce qui emmène de nouvelles esthétiques. […] C’est un laboratoire du futur en permanence. »
Sur les particularités de l’Estba, la directrice ne manque pas d’enthousiasme et explique trois axes. Outre « un travail particulièrement développé sur le corps » et « une ouverture vers le monde pour prendre de la distance et relativiser le mode de jeu », Catherine Marnas insiste particulièrement sur « une école de Bordeaux qui fait du collectif et pas d’égo » :
« On ne fait pas des coupeurs de têtes ou des acteurs qui se regardent le nombril, on forme des acteurs solidaires. On cultive des personnalités certes mais toujours attentives aux autres. On insiste sur le regard en dehors de soi. On n’est pas dans la notion du don et du talent. L’acteur est un instrument dans un collectif. »
Une école différente en dix ans
Shanee et Louis font partie de la dernière promotion sortante. 24 ans pour la première venu d’Evry, 23 ans pour le deuxième venu de Normandie, ils évoquent « une école qui encourage à devenir des artistes plus que des élèves » et « donne des outils pour être autonomes ».
« Quand j’ai passé l’audition, j’ai tout de suite voulu y rester, précise Shanee. C’est la meilleure écoute que j’ai eu en audition. Et comme c’est une seule promotion, on a mine de rien énormément de place pour chacun ; des outils et une équipe pédagogique et administrative très à l’écoute. Du coup, on a notre mot à dire sur l’organisation de l’école. »
« Au moment du concours, ils ont fait attention à former un groupe plus que de recruter des comédiens », ajoute Louis.
« C’est une école bien différente d’il y a dix ans » résume Tim Linton. Sélectionné pour la toute première promotion de 2007 – « et j’en étais heureux » –, il raconte « des années difficiles » :
« Trois ans enfermé avec 13 mêmes personnes ; plein de moments où on était laissé à nous-mêmes ; et une atmosphère de compétition voulue par le directeur à l’époque… on a dû essuyer les plâtres ! J’ai quand même appris plein de trucs qui ont été la base de mon métier. Si je n’étais pas rentré dans cette école, je ne sais pas comment je vivrai mon métier… Certainement moins facilement. »
Égalité des chances
Comédien et co-fondateur du Collectif Os’o, Tom Linton défend l’école « parce qu’elle existe d’abord et qu’elle ne coûte pas cher » :
« Nous étions tous issus d’une classe moyenne et sans cette école on n’aurait sans doute jamais fait du théâtre. […] Aujourd’hui, l’école a évolué et a développé des liens avec l’extérieur. Il y a un engagement quasi-politique, à travers le travail qui a été fait avec La Cimade pour la promotion 2019 [voir encadré], et aussi avec la classe Égalité des chances. »
C’est la nouveauté de l’Estba pour l’année 2019-2010. Le programme Égalité des chances a pour ambition de faire découvrir les écoles d’enseignement supérieur de théâtre aux jeunes qui n’ont pas les moyens financiers et un milieu culturel leur permettant de préparer les concours d’entrée
« Je me suis rendu compte lors des concours qu’on avait toute une population qui ne participe, ou, quand elle participe, elle n’a pas le niveau ou n’est pas du tout prête, détaille Franck Manzoni. Les concours sont difficiles et la plupart des candidats sont extrêmement bien préparés : ils vont dans cours privées payants, ou sont issus d’un milieu qui permet un accompagnement culturel et qui est au fait des codes du théâtre. Les autres n’ont pas ces moyens et pourtant, il peut y avoir beaucoup de talents… Pour cette classe, on finance les frais de dossiers, les études sont gratuites et on se débrouille pour trouver les logements. »
Tous les trois ans, six candidats, 3 filles et 3 garçons, seront choisis à l’issue d’un stage-audition (qui aura lieu cette année du 1er au 3 juillet). Ils seront accompagnés durant un an avec vingt heures de cours par semaine.
Accompagnement chirurgical
Voilà qui complète ce que Franck Manzoni appelle au niveau de l’ensemble de l’école « un accompagnement chirurgical ». Avec une offre de plus en plus complète, maintenant le choix d’une promotion tous les trois ans, l’établissement bordelais s’inscrit dans une logique de formation d’une élite et n’a plus rien à envier aux écoles plus anciennes.
Ce qui était à sa création un compromis face au manque de moyens et de places est devenu une spécificité qui réjouit son fondateur :
« Le métier a du mal à absorber une centaine de sortants chaque année, commente Dominique Pitoiset. Beaucoup reste sur le carreau quand même. »
Ce qui permet « du sur mesure » selon Catherine Marnas pour les 14 candidats tout juste sélectionnés pour les trois années à venir. Pour les autres, « heureusement qu’il y a une vie théâtrale en dehors des écoles » ajoute la directrice.
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