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A Bordeaux, le débat glisse de la mémoire de l’esclavage à celle du colonialisme

Sujet encore tabou il y a peu, le souvenir du rôle primordial de Bordeaux dans la traite des Noirs trouve enfin sa place dans l’espace public, avec notamment la statue de Modeste Testas et la création d’un square autour du buste de Toussaint-Louverture. Pour certains c’est toujours insuffisant, tandis qu’émerge le débat sur la mémoire du colonialisme, à l’image de la question d’une rue Franz Fanon, ou d’un projet de guide du Bordeaux colonial.

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A Bordeaux, le débat glisse de la mémoire de l’esclavage à celle du colonialisme

Dressée sur les quais de Bordeaux, l’élégante silhouette regarde en direction de l’estuaire – même si sa vue est un peu obstruée par le navire de croisière amarré face à elle. Son visage de bronze interpelle les touristes qui en descendent, et pour beaucoup la prennent en photo.

Mais très peu se penchent pour lire la plaque détaillant son identité, ou remarquent ses fers aux pieds et les fleurs séchées. La statue représente Al Pouessi, jeune fille raptée en Afrique, rebaptiséée Modeste Testas, du nom de la famille bordelaise qui l’a achetée en 1781, et envoyée à Saint-Domingue (aujourd’hui Haïti).

Des croisiéristes photographient la statue de Modeste Testas à la descente de leur navire, e Crystal Serinity (SB/Rue89 Bordeaux)

Inaugurée le 10 mai dernier, journée de commémoration de l’esclavage, cette œuvre doit incarner le passé esclavagiste de Bordeaux, à travers le parcours d’une femme jusqu’ici anonyme, mais que ses descendants ont pu retracer. Seule une discrète plaque, posée en 2006 au même endroit, rappelait le départ du premier navire armé pour la traite des Noirs, en face de la Bourse maritime.

Premier port colonial français

Cette sombre page de l’histoire de la ville a donc désormais un visage. Mais aussi – enfin – une explication claire et visible dans l’espace public :

« Entre 393 et 500 expéditions sont parties de Bordeaux entre les XVIIe et XVIIIe siècle, déportant près de 200000 captifs venus d’Afrique et des Mascareignes (archipel de l’océan Indien), ce qui représente 10 à 12% de la traite française », peut-on lire au nouveau square Toussaint Louverture, sur les quais rive droite.

Le buste du héros de l’indépendance haïtienne y était quasi invisible, perdu sur une pelouse du parc aux angéliques. Déplacé près d’une promenade, il est désormais pourvu d’une biographie du général mort détenu en France en 1803.

Le nouveau square Toussaint Louverture (SB/Rue89 Bordeaux)

Le square et la statue de Modeste Testas, sont deux des dix propositions faites l’an dernier par une commission sur la mémoire de l’esclavage à Bordeaux, initiée en 2016. Encore maire, Alain Juppé les avait validées, après des années de réticences sur ce sujet tabou.

L’ouvrage historique de référence sur celui-ci, « Bordeaux port négrier » (1995), n’a ainsi pas été réalisé par un universitaire local, mais par un historien nantais, Eric Saugera. Et il a fallu attendre 2009 pour que soient créées au Musée d’Aquitaine des salles dédiées à l’histoire de l’esclavage, et au rôle prépondérant de Bordeaux – deuxième port négrier de France, loin derrière Nantes, la ville a été au XIXe le premier port colonial.

Cartel en tête

« Comme l’a relevé un collectif d’écrivains dans une tribune, il y a des maladresses dans certains cartels du Musée, mais à Bordeaux il faut prendre son temps, cela bouge peu à peu », note Eric Saugera, qui avait claqué la porte d’une première commission mémorielle, en 2008.

Interpellé sans succès une première fois l’an dernier, le musée d’Aquitaine a réagi après cet article, retirant et supprimant le cartel incriminé – il y était indiqué que « Noirs et gens de couleur viennent à Bordeaux au XVIIIe siècle » et que « pour l’essentiel, il s’agit de domestiques suivant leurs maîtres », dont « deux tiers sont des esclaves »… qui ne « viennent » donc pas vraiment à Bordeaux de leur plein gré…

Dans les salles sur l’esclavage du musée d’Aquitaine (SB/Rue89 Bordeaux)

Anne-Marie Garat, auteure de ce texte signé entre autres par Annie Ernaux et Lydie Salvayre, estime que cela « atteste la pérennité d’une idéologie insane, désinformation insidieuse aux relents révisionnistes dont la visée pédagogique auprès du visiteur, et surtout du jeune public, laisse songeur ».

« A moins, poursuit la tribune, que ce lapsus de tartuferie langagière trahisse la bonne conscience d’une ville qui a tiré son opulence du commerce négrier et qui, enfin conduite à se retourner sur son histoire, « blanchit » sa mauvaise mémoire, symptôme d’une amnésie chronique locale souvent dénoncée. »

« Mémoire apaisée »

Rien que ça. Directeur du Musée d’Aquitaine, Laurent Védrine a invité les signataires à ne passe braquer sur un cartel parmi des centaines d’autres, et « à se forger leur propre opinion » en visitant d’eux-mêmes les salles :

« Depuis dix ans, [elles] ont accueilli 1 500 000 personnes, 12 000 scolaires travaillent sur ce thème chaque année au Musée d’Aquitaine et deux malles pédagogiques, consacrées à l’histoire du XVIIIe siècle à Bordeaux et à l’esclavage, tournent en continu depuis deux ans dans les écoles de la région Nouvelle-Aquitaine. Le musée organise tous les deux ans, avec des laboratoires universitaires, les Rencontres atlantiques consacrées à l’histoire de l’esclavage. »

Et en effet, il faut reconnaitre avec Eric Saugera que les lignes mémorielles ont sérieusement évolué, sous l’impulsion notamment de Karfa Diallo et de l’association Mémoires et Partages.

« La mémoire est aujourd’hui apaisée, et les actions présentées par la commission que je dirigeais, consensuelles », estime Marik Fetouh.

L’adjoint au maire en charge de l’égalité rappelle que cette commission sur la mémoire de l’esclavage a auditionné une quarantaine de spécialistes, et s’est appuyée sur une enquête à laquelle une majorité de ses 1084 répondants jugeait « insuffisante » l’offre mémorielle de la ville. D’où la volonté d’Alain Juppé de valider toutes ces idées, pour tenter de tourner la page.

« Certains avaient peut-être trouvé que nos 10 propositions étaient modestes mais en moins d’une année nous les avons presque toutes réalisées, défend Carole Lemée, anthropologue à l’université de Bordeaux, et membre de cette commission. Nous ne considérons pas que c’est une fin en soi mais un socle à partir duquel on peut évoluer. »

Le retour du Mémorial

Certains connaisseurs du sujet en doutent, cependant.

« Un travail sincère de visibilité est fait, mais est-ce le bon ? s’interroge par exemple Christine Chivallon, géographe et anthropologue, spécialiste de la mémoire de l’esclavage aux Caraïbes. Je suis toujours étonnée qu’on n’arrive pas à trouver le bon langage. Le mémorial de l’esclavage à Nantes est une une belle réussite car il y a de l’émotion, et on en a besoin pour parler d’une expérience douloureuse. Or j’ai trouvé que cette commémoration (du 10 mai dernier, NDLR) et cette statue de Modeste Testas manquaient d’émotion. Cela ne parle pas suffisamment aux gens. Certes on a basculé depuis l’époque de Chaban-Delmas, qui glorifiait « l’esprit de conquête de nos aïeux ». Mais Bordeaux a une histoire de proximité et de convergences très fortes avec les DOM-TOM. Or les îles des Caraïbes sont les seuls endroits au monde majoritairement peuplés de descendants d’esclaves. On n’a pas encore trouvé les codes pour arriver à saisir et faire parler de ces sociétés modelées dans la matrice esclavagiste et la racialisation des rapports sociaux. »

Faut-il un lieu dédié pour cela en Gironde ? C’est ce que continue à penser Karfa Diallo. Dans un courrier à Nicolas Florian, il estime qu’un Mémorial de la traite des noirs « reste l’horizon indépassable pour un travail sérieux sur la mémoire de l’esclavage à Bordeaux ».

« 171 ans après l’abolition de l’esclavage, il est temps de revenir au projet d’un véritable lieu de mémoire de l’esclavage et de la traite des noirs à Bordeaux. Un lieu pour tous. Non pas personnifié à travers des figures, aussi prestigieuses et symboliques soient-elles que Toussaint Louverture ou Modeste Testas. Mais un lieu où les 15 millions d’africains peuvent retrouver vie à travers la transmission des pulsions de mort tout autant que des forces de vie qui les ont travaillés. Un lieu de recueillement. Une structure d’hospitalité tournée vers l’avenir. (…) Une œuvre architecturale, culturelle et politique d’une grande force. »

Lorraine Steed, descendante de Modeste Testas, et le sculpteur Filipo encadrent la statue (SB/Rue89 Bordeaux)

Evincé de la commission mémorielle suite à des désaccords avec les autres membres, le militant associatif veut ainsi maintenir la pression sur ce sujet, et défendre son projet de Mémorial lors de la campagne des élections municipales.

Des rues mises au ban

D’autant que d’autres revendications de Mémoires et Partages sont en passe d’être réalisées… L’association ferraillait par exemple sur les rues portant des noms de personnalités bordelaises esclavagistes, réclamant d’y apposer des panneaux explicatifs. Le débat porte essentiellement sur l’identité de celles-ci. Mémoires et Partages en avance 17, incluant ceux de familles qui se sont enrichies grâce au négoce.

Après un travail d’archives, la commission n’a retenu que 6 lieux, dont la rue David-Gradis, négrier bordelais, ou de la place Mareilhac (armateur et maire de Bordeaux en 1796), plus Colbert, commanditaire du Code Noir.

« Dans l’avenir on s’interdit pas d’en rajouter, que ce soient des abolitionnistes, ou de négociants ayant profité du commerce en droiture, entre la métropole et les colonies », ajoute Marik Fetouh.

Jusqu’où sera mené ce travail mémoriel ? Le collectif Sortir du colonialisme, dont font notamment  prépare par exemple un « Guide du Bordeaux colonial », recensant les lieux de la métropole portant des noms personnalités locales et nationales. Un tel guide a, à Paris, indexé 230 rues, places, boulevards… A Bordeaux Métropole, il pourrait comporter une centaine de noms de « glorieux aventuriers militaires et idéologues qui ont construit notre empire », explique André Rosevègue, membre de ce collectif.

Repentance ?

« L’esclavage n’est qu’un des aspects d’un crime contre l’humanité, le colonialisme, qui s’est poursuivi après abolition avec le travail forcé ou le statut de l’indigénat, justifie ce dernier. Mais c’est moins clair dans la conscience des gens. Il ne s’agit pas d’être dans la repentance, mais de faire connaître la vérité. Nous voulons faire comprendre comprendre à quel point l’État français s’est construit au travers de la création de son empire, avec Bordeaux jouant un rôle important comme port et base arrière de l’administration coloniale. Et montrer comment cette histoire est inscrite dans le paysage urbain. »

Relayé par la Clé des Ondes, qui accueille une émission mensuelle, « Le guide noir », et la revue Ancrage, qui réalise des biographies, le collectif vise une parution de son guide début 2020. Les premières notices ont été faites sur Colbert ou, plus étonnant, Paul Bert.

« Au moins une école dans chaque département de France (et à Bordeaux, NDLR) porte son nom, rappelle André Rosevegue. C’est pourtant un symbole de tous les aspects de cet État colonial. Professeur de physiologie à Bordeaux en 1866 (brièvement), il a été un héraut des théories racialistes, distinguant les « races intelligentes » – les Blancs – des « races fourbes », et professé celles-ci dans des manuels scolaires. Responsable politique, président de la Société pour la colonisation de l’Algérie, il a fini comme administrateur colonial au Tonkin. Que l’on continue de donner le nom d’une rue ou d’une école à quelqu’un qui assumait un racisme décomplexé, cela me gêne. »

Zoo humain

Le guide se propose en outre de mettre en avant des travaux universitaires méconnus, tels que la thèse de Christelle Lozère sur les foires expos coloniales à Bordeaux, indiquant notamment l’exhibition de « zoos humains » aux Quinconces… Mais peut-on aborder franchement tous ces sujets sur le passé peu glorieux de Bordeaux ?

« Village africain » à Bordeaux en 1907 (http://etudescoloniales.canalblog.com/DR)

« Tout est lié : l’Europe a redécouvert l’Afrique après l’interdiction de l’esclavage pour avoir une main d’œuvre pas chère, reconnaît Marik Fetouh. Mais là où plus personne ne nie que l’esclavage est un crime contre l’humanité, le débat est quasi impossible sur la colonisation et pire encore la décolonisation, car des gens du FLN ou de l’OAS sont encore en vie, et les plaies ne sont pas refermées. »

La polémique déclenchée à Bordeaux sur un éventuelle rue Franz Fanon illustre bien cela. Sous pression de l’extrême droite, qui a dénoncé un hommage « à un homme qui a pris, il y a soixante ans, fait et cause pour le terrorisme algérien » la mairie a suspendu sa décision de donner le nom du psychiatre anti-colonialiste à une sente de Ginko.

Elle a commandé un rapport à un historien, Jean-Pierre Poussou. Cet ancien recteur a bien rendu ses travaux, a appris Rue89 Bordeaux. Transmis à la commission viographie (qui choisit les noms de rues), ils sont en attente de l’avis et de la décision du maire.…

« Aujourd’hui le contexte n’est pas favorable, estime Marik Fetouh. Maryse Condé (écrivaine franco-guadeloupéenne et indépendantiste, NDLR) a une salle de l’Hôtel de Ville à son nom. Mais privilégier des personnalités clivantes pourrait bloquer les actions en faveur du vivre ensemble. »

Pour regarder son histoire en face, la ville doit être un peu bousculée.


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