Mais sur La Boétie lui-même, son histoire personnelle, le rôle qu’il a joué dans la vie politique compliquée de son époque, le destin de ce texte hors norme qu’est le Discours de la servitude volontaire, on se contente généralement de quelques banalités, toujours les mêmes.
C’est pourquoi il faut savoir gré à Anne-Marie Cocula-Vaillières d’aborder tous ces points avec la précision de l’historienne qu’elle est. Elle a publié, aux éditions Classiques Garnier, Etienne de la Boétie et le destin du Discours de la servitude volontaire, un livre tout à fait passionnant.
Amitié ?
Anne-Marie Cocula-Vaillières dresse un tableau des conflits entre les protestants et les catholiques qui ne se font pas de cadeaux (temples et églises brûlent, et leurs occupants aussi, souvent), de la misère du peuple qui croule sous les impôts (révolte contre la gabelle qui soulève en 1547 dans le Poitou la « grande bande » des Pitauds), des épidémies qui s’en mêlent, des intrigues et des renversements d’alliance qui ne contribuent pas au retour de la paix civile, des relations difficiles entre la royauté et les pouvoirs des parlements de province. La situation n’est pas plus claire à Sarlat d’où vient La Boétie qu’à Bordeaux d’où vient Montaigne.
C’est dans ce cadre que s’inscrit l’histoire croisée de La Boétie et de Montaigne. Etienne naît en 1530, Michel en 1533. L’un et l’autre appartiennent à cette classe de marchands qui ont accédé à la noblesse de robe à la suite de leur enrichissement. Etienne achète la charge de conseiller au parlement de Bordeaux en 1553 – il a donc 20 ans. Il y précède donc Montaigne, d’abord conseiller à la cour des Aides de Périgueux en 1555, puis, lorsque cette cour est supprimée, intégré au parlement de Bordeaux. C’est en 1557 que les deux hommes se rencontrent et que se produit ce coup de foudre d’amitié qui les unira de manière exemplaire.
La Boétie a épousé Marguerite de Carle, son aînée d’une quinzaine d’années – mariage d’amour ? Montaigne, Françoise de Lachassaigne, – mariage d’intérêt ? L’amitié entre les deux hommes a fait couler beaucoup d’encre – était-elle d’ordre homosexuel ou non ? –, nous n’avons sur ce point aucun élément précis. Elle sera de courte durée puisque La Boétie meurt en 1563, laissant son ami inconsolable.
Une liberté à risque
Qu’en est-il du texte qui a rendu La Boétie célèbre ? La date de son écriture demeure incertaine – on peine à croire qu’il soit sorti de la plume d’un garçon de 16 ans. Est-ce l’œuvre, comme le dit Pierre Clastre, d’un « Rimbaud de la pensée » ? C’est possible. Le fait est que le destin de ce pamphlet est étrange, destin clandestin on le comprend aisément, qu’on se passe de main à main, qui apparaît dans des ensembles plus vastes rédigés par d’autres écrivains, que Montaigne désire publier dans ses Essais avant d’y renoncer.
La thèse en est bien connue : comment se fait-il qu’un tyran puisse régner sur la foule de ses sujets qui pourraient si aisément se révolter ? La réponse tient dans ce paradoxe que les hommes préfèrent la servitude à une liberté qui leur ferait courir trop de risques.
Est-ce un constat lié à une période historique déterminée ? Est-ce le propre de toute stabilité politique ? Est-ce un hymne prophétique à la liberté ? Cette dernière hypothèse paraît la plus séduisante qui renvoie le lecteur à son propre désir de liberté, à lutter donc contre toutes les conforts réels ou imaginaires de la servitude.
On comprend mieux la place que le Discours de la servitude volontaire occupe dans l’histoire de la pensée politique – appel ou rejet ? Appel à la liberté ou rejet de la liberté. Le livre d’Anne-Marie Cocula-Vaillières nous donne des éléments essentiels pour avancer dans cette réflexion.
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