Comme chaque mardi depuis 2017, Véronique Gérat-Muller, docteur en psychologie et neuropsychologie à l’Institut Bergonié, centre régional de lutte contre le cancer à Bordeaux, accueille avec un large sourire et des yeux rieurs une dizaine de femmes et un homme inscrits à son atelier OnCO’GITE.
Sur la table, fraises Tagada, thé, café, jus d’orange contribuent à l’ambiance bon enfant malgré le passé ou présent douloureux de tous. Dans un joyeux brouhaha les patients, qui pour certains se connaissent déjà, s’installent. Chacun se présente et décrit ses difficultés :
« Je m’appelle Chantal et suis là car j’oublie certaines choses. »
« Moi c’est Laurence, j’ai des soucis de mémoire, des problèmes de concentration. »
« J’ai fini mon traitement au mois de juillet, j’ai repris mon travail. Mais il m’arrive de ne pas me souvenir de la fin d’un film vue la veille, du noms des gens, de chercher mes mots quand je parle, c’est terrible ! Et je ne veux pas être à la traîne des collègues », raconte Catherine attristée.
« J’oublie régulièrement de fermer la porte de mon domicile à clé », confie Claudie, une « redoublante » de l’atelier après avoir déjà suivi la quinzaine de séances recommandée.
Vaincre le « chemofog »
La neuropsychogologue distribue à chacun un petit fascicule d’exercices photocopiés. Au programme : listes de mots (fuite, poignard, concierge, nation, offre, chevreuil, framboise, siamois, moudre, coquelicot…), calcul mental, suites de nombres, dessins… autant d’exercices destinés à exercer aussi bien la mémoire visuelle qu’auditive.
Et pour corser la tâche et aider les patients à en mener plusieurs de front, Véronique Gérat-Muller vient perturber les esprits en parlant aux participants, en leur ajoutant des informations inutiles en même temps qu’ils mémorisent.
Rapidement, le silence s’établit, ponctué de quelques soupirs et des paroles volontairement perturbatrices de la coach cérébral. Tout le monde s’investit, il en va de la forme neuronale de chacun. Le but : limiter l’effet néfaste des chimiothérapies et homonothérapies sur les capacités cognitives, baptisé « chemobrain », « chemofog » ou « brouillard cognitif ».
Couramment mis sur le compte de la fatigue, voire de la dépression, le « chemofog » serait en réalité lié aux traitements et toucherait au moins 50% des patients (selon les critères objectifs fixés par l’International Cognition and Cancer Task Force) qui ont reçu des séances de chimio et/ou sont sous hormonothérapie.
Des signes qui interrogent
Véronique Gérat-Muller s’est spécialisée dans ces troubles après avoir elle-même expérimenté le « brouillard cognitif » :
« En 2011, les médecins ont diagnostiqué une leucémie à mon fils âgé de 8 ans. Durant deux ans, il a notamment subi plusieurs chimiothérapies qui lui ont permis de s’en sortir. Mais pendant et après les traitements, j’ai constaté qu’il me faisait systématiquement répéter ce que je disais. Il ne retenait rien, ni ses leçons, ni nos discussions ! J’ai donc consulté son oncologue, qui a été un peu embarrassé par mes questions. J’ai alors décidé d’investiguer et passé en revue toute la littérature scientifique sur le sujet pour constater avec surprise qu’on parlait du “chemobrain” ou “chemofog” depuis… les années 90 ! »
Cette symptomatologie a tout d’abord été décrite lors de traitements du cancer du sein chez des patientes ayant une plainte cognitive, confirmée par des tests pyschométriques objectivant un déficit mnésique.
Les scientifiques ont tenté d’en définir l’ampleur mais les évaluations sont laborieuses face à ces troubles « subtils », qui se situent entre le normal et le pathologique. On ne parle pas d’un effondrement comme pour les maladies neurodégénératives (Alzheimer…) ou les lésions accidentelles (accident vasculaire cérébral ou traumatisme crânien), mais de l’accumulation fréquente de signes qui interrogent, et que décrit la spécialiste :
« On n’arrive plus à suivre une conversation si elle dure ou s’il y a plusieurs interlocuteurs, ni à poursuivre une lecture sans perdre le fil, on raccroche le téléphone sans se souvenir de ce qui vient d’être dit, on n’est plus capable d’organiser une fête de famille ou des vacances comme on l’a toujours fait, on ne trouve plus ses mots, on devient lent, on n’arrive plus à faire deux choses à la fois, même basiques, on oublie les rendez-vous importants… Des signes qui inquiètent car ils s’installent au quotidien sans pour autant alerter l’entourage. L’anxiété apparaît, on perd confiance en soi et cela remet en cause sa réhabilitation personnelle, familiale, sociale et/ou professionnelle. »
Choc frontal
D’où vient ce brouillard cognitif ?
« L’origine de ces troubles est multifactorielle, explique Véronique Gérat-Muller. D’abord, il y a l’effet d’annonce de la maladie qui “sonne” et peut provoquer un choc et avoir un impact sur le cerveau. Ensuite, les traitements sont toxiques pour les neurones et les cellules gliales, qui contrôlent, nourrissent et éliminent les déchets des neurones. ils provoquent aussi un dysfonctionnement de l’hippocampe impliquant un déficit des processus d’apprentissage, des capacités mnésiques, attentionnelles et visuospatiales. En outre, ils diminuent la vascularisation de la tumeur et par là celle du cerveau… Ce qui entraine une plus grande fatigabilité et un manque d’oxygénation. »
Attention toutefois :
« Si les chimio et hormonothérapies ont des effets secondaires, cela ne doit en aucun cas les remettre en question ! », prévient la neuropsychologue.
C’est suite à ses recherches bibliographiques et avoir dédié son mémoire de recherche en neuropsychologie au Chemofog qu’a germé en elle l’idée de créer ces ateliers.
Mental dopé
Au départ, ils s’adressaient aux patients qui reprenaient une vie professionnelle pour les aider à retrouver une dynamique cognitive qui était souvent en souffrance. Les ateliers étaient bimensuels. Ensuite, face à la demande croissante, l’Institut Bergonié les a ouvert à tous et ils sont devenus hebdomadaires puis bihebdomadaires.
Avec de bons résultats. Véronique Gérat-Muller a mené une étude sur 30 patients : après plusieurs séances, les proportions de personnes anxieuses, dépressives et ayant émis des plaintes cognitives avaient diminué de moitié.
« Sur les 384 patients que j’ai suivis sur 12 mois, 90 % se sont déclarés satisfaits voire très satisfaits, 51 % ont perçu des progrès cognitifs et 25 % ont repris de la confiance en eux », indique l’experte.
En plus d’avoir le mental dopé, certains repartent avec des amis, car les ateliers créent aussi du lien social et que l’expérience commune de la maladie rapproche.
OnCO’GITE va essaimer
Ces ateliers ont valu à Veronique Gérat-Muller d’obtenir le prix « qualité de vie » du Ruban Rose en octobre 2018 et un financement. Depuis, la neuropsychologue a fondé avec son mari, 6 patientes et 2 médecins (oncologues et radiothérapeute) l’association loi 1901 à but non lucratif reconnue d’intérêt général OnCO’GITE.
« D’ici un an, nous souhaitons ouvrir une centaine d’ateliers en France, dans les centres de soins, les associations de patients, de quartiers… Y compris dans des endroits reculés, pour donner accès à ce “gynécée des neurones” également aux personnes les plus isolées. Et si possible hors les murs de l’hôpital car les patients ont besoin de ne plus y retourner ! »
Ces ateliers seraient hebdomadaires et animés par des professionnels formés à la méthode OnCO’GITE.
Trois ateliers vont être lancés début 2020 à Brive-la-Gaillarde (Corrèze), Limoges (Haute-Vienne) et à la Maison Rose à Bordeaux. Pour pouvoir y participer, il faudra adhérer à l’association (cotisation annuelle de 20 €).
La neuropsychologue souhaite également développer une application web d’ici le second semestre 2020 (et recherche 30 000 euros pour ce faire). Conçue pour les ordinateurs et tablettes, elle permettrait aux patients de poursuivre voire intensifier l’entretien de leurs méninges chez eux.
« Le but est de faire de l’aérobic au quotidien pour recréer des chemins neuronaux. On retrouve ainsi le confort d’avant voire plus », s’enthousiasme la quinquagénaire.
Au bout de 2 heures de cogitation intense sous la houlette de Véronique Gérat-Muller qui choisit l’humour pour désamorcer les situations angoissantes, l’atelier s’achève sur un dernier exercice : énumérer les mots de la liste en comptant 25, fournie au départ et à laquelle on revient plusieurs fois durant l’atelier. Peu sont ceux qui les ont tous retenus, qu’ils aient traversé la maladie ou pas. « Maintenant, vous pouvez reposer vos neurones », conclut la neuropsychologue. Mais jamais trop longtemps !
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