« C’est pas encore fini fini. On a encore un peu de temps devant nous », prévient Abdulrahman Khallouf en chargeant la cafetière d’une nouvelle capsule. Une fois le café servi, il loge sa tasse chaude entre les paumes de ses deux mains avant de nous demander de le suivre.
Ce mercredi pluvieux de janvier, dans la cuisine du Théâtre en Miettes de la rue Joséphine aux Chartrons, le metteur en scène est à une semaine de la première représentation de « Antoine B. : La Main tendue », au théâtre du même nom à Bègles.
« Les comédiens ne connaissent pas tout à fait leur texte. Faudra être indulgent », glisse-t-il avec son accent syrien rieur.
Ce qu’il redira ensuite, pour s’assurer que le message est passé, dans l’escalier étroit qui mène vers la salle où l’équipe est déjà en répétition : Valentine Cohen, Nadège Taravellier, Hugo Schnitzler, et le vidéaste Hieros Gamos.
« Le texte m’a plu parce que l’idée même de cette mutilation m’avait touché en tant qu’habitant de Bordeaux. Ça pouvait arriver à moi, à toi, à n’importe qui. Dans ce drame social et politique, le théâtre a un rôle à jouer, et cette idée n’est pas étrangère à mon travail. »
L’auteur de « Sous le pont », présenté au Festival des Arts de Bordeaux (FAB) en 2016, n’a pas besoin d’insister pour convaincre. Depuis son exil lors de la guerre en Syrie, il n’a cessé d’intégrer une dimension politique dans son travail, qu’il soit théâtral, poétique ou romanesque.
« J’ai fait mes études de théâtre sous une dictature où on m’a appris à ne jamais me mêler des affaires politiques. Depuis que je suis en France, je ne peux pas m’empêcher. »
Un cri d’horreur
« Mon histoire ? Je vous préviens je ne suis pas sûr que ce soit très théâtral », annonce Hugo Schnitzler, dans le rôle d’Antoine, dès son entrée sur scène.
On pense alors à ce 8 décembre 2019, acte IV des manifestations hebdomadaires des Gilets jaunes. Les semaines précédentes, des heurts violents ont marqué les esprits, à Paris, à Bordeaux, et ailleurs. Une femme est morte à Marseille. Des images, des vidéos, tournent en boucle sur les écrans et les murs des réseaux sociaux.
Ce samedi, un jeune homme de 26 ans, originaire de Bayonne, vient à Bordeaux pour sa première manifestation. Séduit par le mouvement des indignés en Espagne, il reconnaît chez les Gilets jaunes « tous ceux qui en avaient marre d’être exploités, de n’avoir aucun espoir d’avenir ».
Dans une ambiance festive et avec un esprit engagé, il défile jusqu’à la place Pey Berland. Un objet lancé roule jusqu’à ses pieds. La suite, on la connaît : Antoine Boudinet perd sa main droite.
« Je vois le moignon et je hurle. Je veux dire : Ce n’est pas un cri de douleur, c’est un cri d’horreur. »
C’est la victime elle-même qui se confie à Florent Viguié, auteur de théâtre bordelais. Le drame du jeune manifestant mutilé est la trame principale du récit de « La Main tendue ».
Mutilé pour l’exemple
Une fois lancé, le récit d’Antoine accumule de nombreuses réflexions. Un fleuve qui, partant de sa source, se nourrit de ruisseaux et de cours d’eau. Peut-être un peu trop, jusqu’à sortir de son lit.
Car si les violences policières trouvent logiquement leur place – et les « merdias », pourquoi pas ? –, le triste phénomène des suicides de policiers est mis en lien avec les événements de manière peu convaincante. On peut également reprocher aux Fake News à la sauce complotiste d’enlever au sujet central de conclure comme il le mérite et comme il lui revient.
« Il a fallu d’abord découper des entités et leur donner à chacune une forme théâtrale, explique le metteur en scène. Il y avait toute la place dans le texte pour apporter différentes manières d’exprimer les propos. »
Des extraits de manifestations et défilés, en France et en Syrie, des vidéos live, une bande son souvent discrète, relient ces « entités ». Autour du personnage d’Antoine, Valentine Cohen et Nadège Taravellier endossent au gré du récit les rôles tantôt de journalistes, tantôt de policiers, tantôt de personnalités (Gérard Filoche, Thomas Piketty, Abbé Pierre…).
Beaucoup d’éléments qui font de ce texte un spectacle long format, deux heures, et un récit dense. Abdulrahman Kallouf ajoute :
« Je n’aurais jamais écrit un texte comme ça. C’est tellement loin de mon style d’écriture, que je me suis dit que j’ai là quelque chose à apprendre à le mettre en scène. »
Ce spectacle est à voir aussi car il nous rappelle au bon souvenir des « mutilés pour l’exemple ». Si nombre d’entre eux voient leurs procédures judiciaires classées sans suite, Antoine Boudinet n’a pas dit son dernier mot.
Chargement des commentaires…