Le 4 août 1914, alors que la France est attaquée par les Allemands et que l’Europe plonge dans la « Grande Guerre » – comme on l’appelle à l’époque – le président du Conseil, René Viviani, prononce cette phrase :
« [la France] sera héroïquement défendue par tous ses fils, dont rien ne brisera devant l’ennemi l’union sacrée et qui sont aujourd’hui fraternellement assemblés dans une même indignation contre l’agresseur et dans une même foi patriotique. »
Cette « union sacrée », c’est celle que le gouvernement nous demande, en répétant à l’envi que « c’est la guerre » face à la pandémie de Covid-19 qui frappe le monde et la France. Le vocabulaire de 1914-1918 revient en force dans les journaux : « on se prépare à monter au front » après une courte « veillée d’armes » ; la bataille se joue dans des « tranchées hospitalières ». Mais au-delà de ce recours au vocabulaire martial, une autre question affleure : celle de l’égalité face au sacrifice.
Une exigence d’égalité
Beaucoup de gens, aujourd’hui, croient encore que les Français sont partis en guerre en 1914 « la fleur au fusil », ce qui est faux. Les Français, à très grande majorité travailleurs des champs, paysans, agriculteurs, partirent sur le front avec des sentiments très ambigus : inconscience du danger de la guerre à venir ; tristesse et angoisse de quitter femmes et enfants ; résignation face aux dangers du territoire national attaqué.
De la joie, il n’y en a pas eu beaucoup, si ce n’est un peu plus tard dans le mois d’août, quand certains ont compris que la défense nationale s’organisait pour de bon. L’ « union sacrée » était imposée par les gouvernants – et par les nécessités de la guerre – et elle était acceptée, avec gravité, par les Français, bon gré mal gré. Ainsi, une proportion infime d’hommes ne se présenta pas sous les drapeaux.
Très rapidement, cependant, une immense vague s’est fait sentir, à mesure que la guerre s’enlisait : la revendication d’une égalité stricte face au sacrifice. Une exigence d’égalité. L’union sacrée n’empêchait pas les Français, tout en accomplissant leur devoir dans les tranchées, de pester, de gueuler, de critiquer. Et notamment, de brocarder la figure du « planqué ». Le planqué, c’était le bourgeois, le type de l’ « arrière » – celui qui n’était pas au front alors qu’il aurait dû y être. Quand on se sacrifiait, lui obtenait un passe-droit et restait tranquille à faire de la paperasse.
Les paysans réquisitionnés ne comprenaient parfois pas pourquoi les ouvriers des usines d’armement n’étaient pas avec eux sur le front. On voyait surgir des clivages, des ressentiments, des haines parfois : campagnes contre villes ; Paris contre province ; pauvres contre riches.
Est-ce que ça veut dire que les gens avaient commencé à se « tirer dans les pattes », alors que la menace allemande était présente ? Non. C’était cette revendication d’égalité. On pourrait la résumer d’une manière très simple : risquer sa vie, oui, mais tous au même niveau.
Le « privilège » du test
C’est, je pense, exactement le même genre de sentiment que l’on voit aujourd’hui dans la presse et les réseaux sociaux. Une revendication d’égalité dans la lutte face au Covid-19. D’abord, l’égalité face aux tests.
Les annonces successives qui nous apprenaient que telle ou telle sommité avait été testée, visaient peut-être à rendre la menace du Covid plus palpable. À communiquer, en quelque sorte. Mais très rapidement, elles ont abouti à une critique très simple : pourquoi teste-t-on les people, et pas la plèbe ? Pourquoi certains ont le droit de savoir, et d’autres non, alors qu’ils sont parfois dans un état de santé grave ?
Les trending topics de Twitter font aller et venir, depuis quelques jours, les noms de ces gens qui ont eu le « privilège » de connaître leur statut de malade et d’être soignés en conséquence : des hommes politiques, comme Franck Riester, Christian Jacob, Christian Estrosi, mais aussi des sportifs, comme le footballeur Blaise Matuidi, ou le basketteur Rudy Gobert.
Tout cela dans un contexte où la France teste peu, et beaucoup moins que certains pays comme l’Allemagne, car elle concentre sa politique sur les cas déjà graves. Cette inégalité de traitement devient vite incompréhensible.
Face au confinement
La deuxième revendication claire est, depuis une semaine, l’égalité face au confinement, que ce soit une égalité face à ceux qui ont le droit – ou non – de se confiner, ou face aux conditions de ce confinement.
La première renvoie vraiment à 1914-1918 : il y a ceux qui sont « au front » (exposés au Covid), notamment les soignantes et les soignants, mais aussi les routiers, les policiers, les gens qui travaillent dans la grande distribution, le BTP… On envoie les travailleurs sans masque et sans protection – dans les entrepôts de livraison d’Amazon – comme on envoyait les soldats de 1914 avec des pantalons rouge garance très voyant et des fusils Lebel (voir encadré).
Des travailleuses et des travailleurs sont légitimement en train de poser la question, dans la réponse économique nationale qui s’organise : pourquoi eux sont exposés, alors que d’autres sont des « planqués », des « embusqués », comme on disait à l’époque.
Dans ce dernier Tweet, il est très intéressant de voir que, pour montrer la mise en danger des éboueurs, l’auteur utilise directement une citation de Georges Clemenceau, le 20 novembre 1917, qui avait dit :
« Ces Français que nous fûmes contraints de jeter dans la bataille, ils ont des droits sur nous. »
Haine des riches
La question des conditions de confinement est également intéressante. On peut lire dans les critiques massives qui sont faites aux « journaux de confinement » de Marie Darrieussecq ou d’autres écrivains, une réaction épidermique à la violence des inégalités sociales en temps de crise exceptionnelle.
Certains sont confinés dans des 40 m2 à cinq ; d’autres sont considérés « en vacances » dans de grandes maisons de campagne, où les enfants peuvent gambader. On s’amuse de Marie Darrieussecq qui écrit :
« Les riches sont favorisés jusque dans le confinement. »
Et quand les gens s’énervent sur les 10% de verbalisation qui ont eu lieu en Seine-Saint-Denis, en rappelant ainsi « à l’ordre » les classes populaires, cela dévoile leur méconnaissance totale des conditions de vie dans ce département, notamment le logement insalubre, et leur choix sélectif – qu’ils sont libres de faire – de ne pas voir que les classes bourgeoises, elles aussi, ne se gardent pas d’enfreindre les lois du confinement.
La haine du riche et du planqué rappelle en quelque sorte le « bolchevisme des tranchées », cette haine des bourgeois et des profiteurs.
Guerre des régions
Troisième élément, l’inégalité territoriale, où rejoue à plein ce bon vieux clivage français de Paris contre la province. On a accusé les Parisiens de venir apporter le virus dans les régions jusqu’ici épargnées, suite à l’annonce du confinement. Cette colère est allée jusqu’à crever les pneus de voiture des « Parigots », comme à Noirmoutier.
Ce ressentiment régional n’était pas absent de la Grande Guerre, où la aussi, on considérait que telle ou telle région était favorisée par rapport à une autre. C’est le sens du travail de Jean-Yves Le Naour sur la haine des soldats du Midi, qui étaient victimes de préjugés. Les réfugiés des régions du Nord et de l’Est de la France occupée, étaient appelés les « Boches du Nord » par ceux du Sud.
Statut de Troupeau
En temps de crise, nous voilà ramenés, toutes et tous, à notre statut de citoyens – et rappelés au « civisme » par le préfet Lallement, une belle ironie. Mais nous sommes également ramenés à notre statut de troupeau, qui doit être guidé, malgré lui, en dehors de la zone dangereuse par un groupe de bergers que l’on n’a pas toujours choisi.
Nous expérimentons tous l’appartenance à une communauté nationale – voire internationale – mi-choisie, mi-subie. Cela fait sûrement mal à nos individualités, d’être ainsi contraints, quels que soient les arguments logiques ou illogiques qui visent à nous protéger du danger, ou, au contraire, à nous y exposer.
Dans ce cadre-là, s’engage une transaction, une négociation symbolique, avec l’État lui-même, les autorités : « j’accepte que tu me contraignes à me mettre en danger, mais il faut une logique égalitaire dans le sacrifice. » Indissociable de la métaphore guerrière du chef de l’État, s’exprime en temps de crise, aujourd’hui comme en 1914, une certaine passion française de l’égalité.
Sur quoi ce sentiment peut-il aboutir ? Je ne suis pas prédicateur. Mais une chose est sure : en 1914-1918, le besoin d’égalité, la revendication face à « l’impôt du sang », ne s’est pas arrêté en 1918, que la guerre ait été gagnée ou perdue.
En France, en Italie, d’immenses grèves ont revendiqué des droits pour la majorité du peuple qui s’était sacrifié pour défendre la nation – les hommes dans les tranchées, les femmes dans les usines. En Russie, en Allemagne, en Hongrie, tout cela s’est même transformé en révolution très rapidement.
Des avancées sociales massives ont été acquises à la sortie de la guerre : du point de vue politique, le suffrage des femmes en Allemagne, en Hongrie, au Pays-Bas, en Pologne… Du point de vue économique, la journée de 8 heures en France en 1919, en Allemagne dès 1918… Ces résultats étaient la conséquence d’un travail de politisation de très long terme, de combats qui duraient parfois depuis quarante ans, mais aussi du poids décisif de la guerre.
L’État maître
À la faveur de la crise du Covid, nous découvrons comme par enchantement, après 20 à 30 ans de dogme du « TINA » (« il n’y a pas d’alternative ») et de « L’État ne peut pas tout » que, soudainement, l’État peut faire, et peut faire beaucoup.
La Banque centrale européenne accorde tout à coup 750 milliards d’euros ; Emmanuel Macron promet 5 milliards à la recherche ; il est possible d’agir avec volontarisme pour arrêter telle ou telle industrie, alors qu’on nous répète à longueur de journée que ce n’est pas possible quant il s’agit de la crise écologique…
Les acquis de 1918 se sont-ils fait tout seul ? Non. L’État, lorsqu’il démontre en temps de crise sa puissance d’agir, peut très bien, une fois la crise terminée, retourner cette puissance pour imposer le statu quo, le rationnement, la fin des 35 heures…
L’État fasciste de Benito Mussolini est sorti de la guerre, un État capable de contrôler, domestiquer et enfermer les masses, tout comme, à l’inverse, une bonne partie des socialistes européens avaient compris, en observant l’économie de guerre et l’interventionnisme, qu’un État fort, régulateur, redistributif était possible. L’État avait considérablement augmenté sa puissance, réelle et symbolique ; le peuple avait également augmenté la sienne, par son sacrifice.
L’important est de rester les yeux ouverts, de voir à qui on demande les sacrifices, à qui on n’en demande pas, quelles inégalités révèlent la crise, et de conserver nos indignations, solides et profondes, pour politiser la sortie de crise. La revendication d’égalité face aux sacrifices qui s’exprime aujourd’hui ne doit pas s’éteindre.
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