Qui prétend connaître Bordeaux, connaît forcément Isidore Krapo. « Crapaud avec un K », insiste-t-il. Evitant sans doute de devenir le quatrième C de la capitale girondine après cannelé, cru classé, et chocolatine. L’artiste bordelais est pourtant une figure de la ville, non pas officiellement – « surtout pas ! » –, mais toujours en marge et en plein cœur d’une activité qui se veut en dehors des sentiers battus. On ne dira pas underground, ce serait un mot qui ne lui ressemble pas : « je suis un artiste du peuple, un artiste social » se définit-il.
Quand la citroën C5 break déboule du haut de la rue Elie-Gintrac, sièges arrières rabattus, on comprend qu’Isidore Krapo est en haute activité. « Je viens de porter mon dernier chargement », comprendre les dernières œuvres pour son exposition aux Glacières de la Banlieue (toutes les infos sur ce lien), un lieu qui accueille une agence d’architecture et un espace d’exposition piloté par l’association Le Groupe des cinq.
L’échange sur le trottoir se termine dans son atelier, autour de deux canettes de bières achetées chez l’épicier du coin et une table posée au milieu de ce vaste espace de plus de 100 m2 que de nombreux Bordelais connaissent pour diverses raisons : réunions politiques comme vernissages d’exposition.
Châtelain en bois
« Je vais très bien, je n’ai jamais eu autant la pêche que maintenant » lance le Périgourdin qui a démarré sa carrière en 1980 à Bordeaux. A 63 ans, le « chef coloriste » se réjouit de réunir un ensemble représentatif de sa production à la demande d’un collectif avec qui il avait déjà collaboré en 1996 pour un échange avec Dakar dans le cadre de l’opération « Plus léger que l’art ».
« On m’a proposé une rétrospective mais je trouvais ce terme galvaudé. J’ai préféré le titre : Au préalable. Il correspond à l’esprit de l’invitation puisque là où tu es aujourd’hui, c’est grâce à ce que tu as fait avant. »
C’est donc « une exposition qui tombe au bon moment et au bon endroit ». Isidore Krapo fête avec la complicité des ses fidèles hôtes « 40 ans de vie d’artiste qui n’a jamais changé d’éthique par rapport à l’art ».
« Je ne regrette pas d’avoir toujours dit ce que je pense et ne jamais avoir fait de concessions. Cette exposition existe grâce à des privés et je n’ai vécu que grâce au privé et rarement grâce aux institutions. J’affiche 40 ans de liberté et d’indépendance. »
Il ne faut pas grand chose pour pousser Isidore Krapo à déballer sa vision acerbe des collectivités publiques et de leurs services en charge de la politique culturelle et de soutien à l’art contemporain. Celui qui a fait les beaux-arts de Bordeaux avec « des gens plus intelligents que [lui] sans jamais ramener [sa] gueule » fait le constat que « ces trucs, c’est pas pour [lui] ».
« Ils ne viennent pas chercher les artistes. Ils ne font pas leur travail de soutien ni d’accompagnateurs. Ils attendent qu’on vienne les voir à genoux et leur demander des aides. C’est pas pour moi. Je ne dis pas que je ne l’ai pas fait ! J’ai eu du fric pour isoler mon atelier par exemple. Mais d’autres, ne vivent que par ce système. Ils s’installent dans le confort de la subvention. Travailler dans ce confort, l’homme n’est plus le même. »
Cramponné à ses convictions, il « ouvre » son atelier à d’autres artistes. Au 17 de la rue Elie-Gintrac naît le Château Pallettes (« deux l et deux t »). 140 artistes, français et internationaux, ont ainsi pu montrer leurs travaux dans ce lieu « fait qu’avec du bois de récup’ » : « je n’ai acheté que les vis. »
Epicier d’art
« J’ai travaillé pour les hôpitaux psychiatriques, les Ehpad, les centres médico-sociaux spécialisés, les écoles… je connais le terrain. Je préfère être sur ce terrain parce que j’y suis bien. »
Isidore Krapo est un artiste de premier contact. « Pas très galerie », préférant le lien social, il lance sa première épicerie d’art début des années 1990 rue Buhan pour y vendre ses « Confitures de l’esprit ». Ce lieu devient le chainon manquant inattendu entre un public populaire et une création artistique de la fin de XXe siècle où la vitrine en la matière de la ville était le très pointu Capc.
« L’art doit être démystifié et ramené à un produit de première nécessité, disait-il à cette époque. Ici une œuvre d’art se négocie comme un tapis. »
Dans des pots de conserves, Isidore Krapo compile généreusement les témoignages de ses voyages comme de son quotidien sous des titres à la fois poétiques, loufoques, légers et pleins de dérision. Cette légèreté et cette générosité se retrouvent dans sa production picturale foisonnante et colorée sur des thèmes allant de la très sérieuse histoire de l’art à des sujets étonnement choisis : bivouac sur la lune, Bacchus, aviation et sa Krapo Art Force. Parallèlement, sa production sculpturale est faite d’assemblage et de mises en forme tout aussi colorés.
« Je suis un artiste post-contemporain primitif. J’ai assimilé l’art contemporain mais je reste primitif. Le pinceau est le prolongement de mes émotions. Je n’ai pas peur de revendiquer l’émotion avec l’intellectuel. »
Agencée dans des « box » et par thématique, 72 œuvres sont visibles jusqu’au 28 août dans l’exposition Au préalable aux Glacières de la Banlieue. Elles sont représentatives d’un travail bouillonnant, voire d’une vie riche (dont témoigne un ensemble de coupures de presse présenté et un hommage aux artistes de la collection d’Isidore Krapo). L’artiste rebelle offre ainsi une vision sur une carrière hyper-active où « l’ennui est un luxe extraordinaire ».
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