Média local avec zéro milliardaire dedans

Les rétentions et expulsions d’étrangers « illégales » de la préfecture de Gironde

Le nombre de personnes étrangères retenues ainsi que leur durée de détention dans les CRA (centres de rétention administratives) ne cessent d’augmenter, provoquant à Bordeaux l’apparition de phénomènes de violence, alerte ce mardi la Cimade. Selon l’association, l’administration se distingue en Gironde par des techniques « déloyales et illégales » – enfermement de familles ou de mineurs, expulsions vers des États où les personnes sont en danger… Un fait avéré par le nombre de détenus libérés ensuite sur décision judiciaire.

Cet article est en accès libre. Pour soutenir Rue89Bordeaux, abonnez-vous.

Les rétentions et expulsions d’étrangers « illégales » de la préfecture de Gironde

130 personnes enfermées en 2011, 257 en 2016, 445 l’an dernier : le nombre d’étrangers passés par le centre de rétention administrative (CRA) de Bordeaux ne cesse d’augmenter, au diapason des statistiques françaises – 53000 personnes retenues en 2019, 23% de plus qu’en 2018.

Pour La Cimade, seule association agrémentée à Bordeaux et dans nombre de CRA du pays à porter assistance aux personnes qui y sont enfermées, c’est une « spirale du pire » :

« La situation est plus inquiétante chaque année, et le gouvernement y reste sourd et aveugle », estime Pauline Racato, intervenante juridique de la Cimade lors de la présentation du rapport 2019 sur les centres et locaux de rétention administrative, ce mardi à Bordeaux.

Le seul espace extérieur accessible pour les retenus est une cour grillagée parfois inondée par temps de pluie (EB/Rue89 Bordeaux)

Explosion de violences

Conséquence de la loi immigration de 2018 qui a allongé les délais de rétention de 45 à 90 jours, la durée moyenne dans les centres est passée de 12 jours en 2017 à 17 l’an dernier. Les étrangers enfermés au sous-sol du commissariat de Mériadeck, qui peut recevoir maximum 20 personnes, y restent en moyenne 13,2 jours (pour 38,6% d’entre eux moins de 48 heures), mais dans des conditions de promiscuité très difficiles déjà dénoncées par la Cimade.

« En 2019, on a vu l’apparition de violences dans le CRA suite à l’augmentation du nombre de placements, affirme Mélanie Maugé Baufumé, accompagnatrice juridique à la Cimade. Cette explosion s’est traduite par des grèves de la fin, des émeutes et des actes d’automutilation, quand les gens réalisent combien de temps ils peuvent rester enfermés. A Bordeaux, la règle est plutôt de 60 jours maximum (seules 8 personnes ont fait plus, NDLR), mais l’allongement à un impact psychologique. »

D’autant qu’il fait suite à des « interpellations souvent violentes », poursuit la permanente de la Cimade. Dans le cadre de la procédure Dublin (NDLR : obligation pour un demandeur d’asile de faire ses démarches dans le premier pays européen où il est arrivé), « la préfecture de Gironde s’illustre par son zèle en matière de politique du chiffre », explique le rapport 2019 des associations intervenant dans les CRA (Cimade, mais aussi ASSFAM-groupe SOS Solidarités, France terre d’asile….) :

« Systématiquement interpellés alors qu’ils se rendent à leur convocation à la préfecture (qui centralise les démarches des « dublinés » dans la région, NDLR), les demandeurs d’asile viennent parfois de loin, de Limoges, La Rochelle ou Dax. Après leur court passage à la préfecture, ils sont emmenés menottés au centre de rétention (…). Expulsés dès le lendemain matin, sans avoir pu récupérer leurs effets personnels laissés dans leur lieu d’hébergement, ils sont privés de la possibilité de rencontrer un médecin, un avocat, ou un juge. »

« Violations massives des droits »

Problème, indique le rapport de La Cimade dans des termes lourds : « pour remplir les objectifs de sa politique d’expulsion aveugle, l’administration a déployé des techniques déloyales et illégales ».

« Trois des personnes enfermées en 2019 à Bordeaux s’étaient déclarées mineures, alors que la loi le proscrit, souligne Pauline Racato. La Gironde représente ainsi 8% des placements d’enfants en rétention, parce que ces MNA sont victimes d’une politique de suspicion à leur égard. La préfecture de Gironde fait en outre partie des quatre en métropole qui ont enfermé le plus de familles, qu’elle envoie à Toulouse. A Bordeaux, il n’y a que des places pour hommes seuls, et on voit beaucoup de pères séparés de leur famille et de leurs enfants. »

Certaines personnes sont aussi arrêtées, voire expulsées, alors qu’elles suivent des traitements médicaux. Ces « violations massives des droits » sont en Gironde comme ailleurs souvent sanctionnées par la justice, salue La Cimade. Ainsi, sur les 180 personnes libérées du CRA bordelais en 2019, 132 l’ont été par un juge, infirmant ainsi une décision administrative, contre 29 par la préfecture.

Le salon TV, un peu à l’écart des parties communes, est souvent déserté (EB/Rue89 Bordeaux)

Le grand nulle part

213 personnes ont été « éloignées » en 2019 (contre 138 l’année précédente), pour certaines dans des conditions dénoncées par La Cimade : les étrangers sont parfois renvoyés dans des pays où ils sont en danger de mort, comme l’Afghanistan ou le Soudan. L’association pointe notamment l’expulsion « illégale » d’un Somalien vers un pays non reconnu par la France, le Somaliland, « Etat auto-proclamé qui n’existe pas au sens du droit international ». Bashir, demandeur d’asile, avait pourtant « apporté la preuve que des compatriotes dans une situation similaire à la sienne ont été exécutés à leur retour forcé en Somalie ».

« On sait que cette personne a été détenue arbitrairement à son arrivée, que ses proches ont dû payer pour la libérer, et qu’elle s’est ensuite cachée pendant de longs mois, rapporte Mélanie Maugé Baufumé. Et mardi dernier, la préfecture a expulsé vers la Turquie un soutien de la cause kurde, sans que l’on connaisse le fondement de son interpellation par la police française, ni comment il a été accueilli à Istanbul. Ces deux personnes étaient en même temps en demande d’asile et condamnées par la France. Du fait de leur condamnation, elles ne peuvent pas être reconnues réfugiées. »

Et sont donc expulsables, même dans des pays où la menace contre elles est avérées, contrairement au droit. « Mais à quel moment l’administration française décide-t-elle de ne pas respecter ses propres lois ? On aimerait le savoir », s’interroge l’administratrice juridique. Elle évoque également les conditions kafkaïennes liées à l’épidémie de Covid-19, poussant l’administration française à garder en rétention des ressortissants, notamment algériens, qui ne peuvent reconduits dans leur pays d’origine lorsque celui-ci a totalement fermé ses frontières.

Contactée par Rue89 Bordeaux, la préfecture n’a pas souhaité réagir à un rapport auquel elle n’a pas encore eu accès.

« Usine à expulsion »

Les permanentes de la Cimade s’inquiètent que la France « peaufine une véritable machine à expulser, politique destructrice pour les personnes qui en font les frais ». Elles redoutent la création du futur centre de rétention administratif girondin, prévu pour accueillir 140 personnes, et sera probablement installé d’ici 2023 près de l’aéroport de Bordeaux.

« Un gros centre de cet acabit est un désastre en termes de conditions d’accueil, estime Pauline Racato. Même si les locaux de Mériadeck sont petits, vétustes et au sous-sol, on ne peut pas se réjouir de l’ouverture d’une usine à expulsion. Les moyens humains et financiers engagés pour expulser une poignée de personne sont insensés, ils pourraient être investis ailleurs. »

Le CRA vu depuis l’esplanade du commissariat en 2011 (Contrôleur général des lieux de privations de liberté)

La Cimade sera-t-elle encore là pour veiller au grain si ce CRA voit le jour ? L’association a renouvelé sa demande d’agrément auprès du gouvernement. Mais dans une lettre ouverte publiée avec d’autres associations, elle s’est inquiétée des conditions posées : « Le ministère de l’intérieur a supprimé, dans le nouveau marché, les clauses qui garantissaient explicitement la liberté d’expression et de témoignage sur les situations vécues par les personnes enfermées. »

« Il est essentiel de faire entendre la parole de ces personnes fragilisées, et de témoigner de ce qu’elles vivent, de rendre compte des procédures administratives très complexes qui les concernent, des conditions de restriction de liberté qui les frappent et de l’expulsion qui les attend, mais aussi des procédures mises en œuvre pour faire valoir leurs droits et parfois des raisons de leur remise en liberté. »

La Cimade sera fixée sur la poursuite de ces missions d’intérêt général dans les centres de rétention en janvier 2021.


#centre de rétention administrative

Activez les notifications pour être alerté des nouveaux articles publiés en lien avec ce sujet.

Voir tous les articles

À lire ensuite


Photo : Rosalie Dorat

Partager
Plus d'options
Quitter la version mobile